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Le fonds,
la chute
et les tourments

Quand les millions levés deviennent poison

Le fonds,
la chute
et les tourments

Quand les millions levés deviennent poison

Il y a des scénarios de films que l’on trouve un peu trop gros pour être crédibles. C’est aussi parfois le cas de certaines histoires d’entreprises qui n’ont rien à envier aux plus grandes intrigues. Un lancement tonitruant avec une croissance fulgurante, une levée de fonds, des premières divergences et puis la chute inexorable. L’histoire racontée ici ne sonne pas comme une love story et pourtant, si elle est exceptionnelle dans la forme, elle ne l’est pas tant que ça dans le fond.

Avant-propos

Des années après avoir vécu sa descente aux enfers, l’entrepreneur que nous avons interviewé pour cet article a passé plus de 2 heures à nous raconter son histoire « pour que les entrepreneurs n’aient pas seulement connaissance des success stories érigées en modèle mais aussi des histoires qui ne fonctionnent pas, pour se préparer au mieux ». Nous étions ravis: on tenait une histoire à raconter, une de celles qui se terminent mal mais qui ne sonne pas comme un règlement de comptes. Ce témoignage était plein de recul et l’entrepreneur prenait sa part de responsabilité dans le conflit qui l’avait opposé au fond. Une histoire riche en enseignements, autant pour les entrepreneurs que pour les fonds. Une histoire racontée sans méchant ni gentil.

Mais tout ça était trop beau. Au moment de diffuser l’article, marche arrière de l’entrepreneur. Dans la mesure où notre démarche n’a pas pour objet de condamner mais d’informer, nous avons finalement décidé d’ « anonymiser » cette interview car elle nous semblait tout de même pertinente et remplie de leçons. Le nom des protagonistes, de l’entreprise, les dates et le secteur d’activité ont donc été modifiés.

On ne va pas mentir, c’est clairement une déception et un échec dans notre volonté de transparence de l’écosystème. D’autant plus lorsqu’il s’agit de traiter des « dessous de la levée de fonds ». Mais finalement ce revers de dernière minute n’est-il pas, en lui-même, le meilleur moyen d’illustrer ce dossier. 

« Lorsque j’ai eu l’idée de lancer « JPPP » j’étais salarié et je ne connaissais rien à l’entrepreneuriat. Mais je connaissais le marché et j’ai voulu proposer quelque chose de nouveau. À l’époque, le marché en était à ses balbutiements et les leaders de l’industrie étaient encore de petits acteurs. » Rapidement, Thibaut s’associe avec certains de ses contacts professionnels pour structurer l’opérationnel et lancer sa startup

Les débuts :
rocket on the moon

Un an après avoir eu l’idée, JPPP lance son activité en version minimale et et connaît très vite une croissance importante: « on avait jusqu’à 160% de croissance mensuelle. C’était très difficile à suivre. Ce que l’on décidait comme schéma de fonctionnement au début du mois n’était plus valable à la fin du mois ». L’équipe devient très vite submergée et comme beaucoup de startups en croissance, Thibaut et son associé font beaucoup de choses dans l’urgence.

« On faisait tout à l’instinct et on a souvent recruté à la va-vite. C’est difficile de prendre du recul dans cette situation. On est pris dans un tourbillon positif : la presse, les clients, les salariés, tout arrive en même temps. C’est génial à vivre, mais en tant que dirigeant on fait aussi quelques bourdes. C’était ma première boîte, je n’avais qu’un passé de salarié. Jusqu’alors, j’avais eu à ma disposition un département RH, financier… pour toutes les fonctions support de l’entreprise, il suffisait que j’appuie sur un bouton pour que l’on vienne à mon secours. En tant qu’entrepreneur quand on se lance, on peut appuyer sur tous les boutons que l’on veut, on est tout seul. Et on bricole tout le temps dans l’urgence. »

En moins de 5 ans, l’équipe de JPPP réalise plusieurs millions d’euros de chiffre d’affaires, tout en étant 100% autofinancée. Un succès qui n’échappe pas à un leveur de fonds qui leur conseille de lever pour accélérer leur développement et s’imposer sur ce marché prometteur et loin d’être saturé. Jusqu’ici, Thibaut ne s’est jamais posé la question de la levée de fonds : « on a fait un premier rendez-vous avec le leveur qui nous a expliqué que l’on pouvait lever des millions. On est sorti du rendez- vous en se disant que ce n’était pas pour nous et qu’on n’avait pas envie d’être dilué. Jusqu’ici on se développait très bien tout seul. »

Le leveur revient à la charge quelques mois après, en expliquant à l’équipe que plusieurs fonds sont intéressés pour les rencontrer. Par péché d’orgueil selon lui, Thibaut accepte finalement, flatté que son entreprise puisse avoir autant de valeur. Le leveur leur garantit qu’il se chargera de tout et que l’équipe n’aura que la partie road show/présentation à effectuer.

"On est pris dans un tourbillon positif : la presse, les clients, les salariés, tout arrive en même temps. C’est génial à vivre, mais en tant que dirigeant on fait aussi quelques bourdes."

"On est pris dans un tourbillon positif : la presse, les clients, les salariés, tout arrive en même temps. C’est génial à vivre, mais en tant que dirigeant on fait aussi quelques bourdes."

« C’était le moment où notre concurrent, le leader, défrichait la voie. On a fini par penser que lever des fonds était une bonne idée pour avoir de l’argent facile en contrepartie d’une petite dilution, » raconte Thibaut. Bien qu’il ne connaisse pas bien le fonctionnement des fonds d’investissement en dehors du fait « qu’ils cherchent une sortie », Thibaut ne se renseigne pas beaucoup plus sur le modèle, les échéances et les impératifs de ROI. « Je me suis contenté des informations superficielles et à cette époque, il y avait aussi beaucoup moins d’informations disponibles sur le sujet, » précise-t-il.

Finalement, la démarche de levée demande beaucoup de temps à Thibaut et son équipe. L’entreprise n’a jusqu’alors produit aucun reporting et gère sa comptabilité et sa finance via un cabinet externe, à raison de deux jours par semaine. « On a vite déchanté… on devait pouvoir justifier en détail de chaque dépense et du fonctionnement de la société : le site, la relation client, la logistique, etc. Quelques mois après la levée, on n’était plus du tout focus sur le business. J’estime qu’à ce moment-là, mon temps de travail était passé à 30% business et 70% sur la levée. Je suis tombé dans un monde où je ne connaissais rien aux concepts et au vocabulaire et il était vraiment nécessaire de se mettre à niveau pour pouvoir gérer dans les échanges. Tous les jours, on me demandait des documents dont je ne connaissais même pas l’existence. Je n’étais pas suffisamment prêt, donc j’ai fait toutes les erreurs imaginables sur les remontées d’informations. » Thibaut, qui est un opérationnel avec les mains dans le cambouis, rencontre beaucoup de difficultés pour atteindre le recul, la vision analytique suffisante pour produire les documents demandés. « C’était une erreur de penser que je pourrais me débrouiller tout seul. J’aurais dû comprendre qu’il était plus important que je me concentre sur ma valeur ajoutée et recruter un profil financier en interne pour produire les documents nécessaires. »

« C’était le moment où notre concurrent, le leader, défrichait la voie. On a fini par penser que lever des fonds était une bonne idée pour avoir de l’argent facile en contrepartie d’une petite dilution, » raconte Thibaut. Bien qu’il ne connaisse pas bien le fonctionnement des fonds d’investissement en dehors du fait « qu’ils cherchent une sortie », Thibaut ne se renseigne pas beaucoup plus sur le modèle, les échéances et les impératifs de ROI. « Je me suis contenté des informations superficielles et à cette époque, il y avait aussi beaucoup moins d’informations disponibles sur le sujet, » précise-t-il.

Finalement, la démarche de levée demande beaucoup de temps à Thibaut et son équipe. L’entreprise n’a jusqu’alors produit aucun reporting* et gère sa comptabilité et sa finance via un cabinet externe, à raison de deux jours par semaine. « On a vite déchanté… on devait pouvoir justifier en détail de chaque dépense et du fonctionnement de la société : le site, la relation client, la logistique, etc. Quelques mois après la levée, on n’était plus du tout focus sur le business. J’estime qu’à ce moment-là, mon temps de travail était passé à 30% business et 70% sur la levée. Je suis tombé dans un monde où je ne connaissais rien aux concepts et au vocabulaire et il était vraiment nécessaire de se mettre à niveau pour pouvoir gérer dans les échanges. Tous les jours, on me demandait des documents dont je ne connaissais même pas l’existence. Je n’étais pas suffisamment prêt, donc j’ai fait toutes les erreurs imaginables sur les remontées d’informations. » Thibaut, qui est un opérationnel avec les mains dans le cambouis, rencontre beaucoup de difficultés pour atteindre le recul, la vision analytique suffisante pour produire les documents demandés. « C’était une erreur de penser que je pourrais me débrouiller tout seul. J’aurais dû comprendre qu’il était plus important que je me concentre sur ma valeur ajoutée et recruter un profil financier en interne pour produire les documents nécessaires. »

Côté juridique, l’équipe de JPPP n’est pas mieux préparée. C’est le cabinet comptable qui s’occupe alors du juridique et la confrontation avec les avocats de haut vol du fonds est violente. JPPP prend alors un avocat spécialisé pour rétablir un équilibre. « Mon déficit de connaissances était trop important et j’ai parfois signé des documents sans bien en saisir les tenants et les aboutissants. Tu t’attaches à faire sauter 2 ou 3 clauses que tu considères vraiment abusives, tu y arrives et tu es content. Mais en réalité, le fonds avait prévu dès le début de les faire sauter et c’est une stratégie de diversion pour conserver des clauses plus discrètes mais plus stratégiques. C’est de la négociation mais elle est en quelque sorte inégale car d’un côté tu as une partie qui maîtrise tous les codes et de l’autre des bleus qui ne se méfient pas, à tort, » souffle-t-il.

Parmi plusieurs termsheets, Thibaut choisit finalement le fonds qui semble le plus pertinent de par son approche entrepreneuriale et son accompagnement : « J’avais le sentiment d’être un bébé entrepreneur. C’était ma première boîte, j’avais plein d’idées mais je ressentais le besoin d’être accompagné pour passer un cap. J’ai choisi le fonds qui me semblait le plus adapté pour nous accompagner, du fait de sa vision entrepreneuriale. Avec du recul, je sais que j’ai fait mes deux premières erreurs à ce moment-là. J’avais plusieurs fonds intéressés, j’aurais dû privilégier le co-investissement plutôt que lever avec un seul fonds. Et surtout en réalisant plusieurs millions de chiffre d’affaires, nous aurions dû lever bien plus. Il faut prendre le maximum d’argent lorsque les conditions sont favorables. »

Une croissance en berne

« On est passé de 120% de croissance avant la levée, à 40% en post-levée. Notre développement reposait sur notre capacité opérationnelle que l’on a totalement délaissée pour les besoins de la levée. On s’est donc très vite retrouvé avec une « petite croissance » et plusieurs millions en cash dans la trésorerie. Mais surtout, un fonds à qui on doit rendre des comptes et justifier chaque dépense importante. Est-ce que c’est pertinent d’investir autant sur Adwords ? Est-ce que les campagnes radio ont un véritable impact sur le chiffre d’affaires ? Il fallait passer d’un schéma de décision fondé sur le feeling, à un fonctionnement 100% analytique. J’ai petit à petit perdu l’intuition du business et surtout ma créativité et mon envie de tester des nouvelles choses ».

croissance en berne startup

"Quelques mois après la levée, on n’était plus du tout focus sur le business. J’estime qu’à ce moment-là, mon temps de travail était passé à 30% business et 70% sur la levée."

"Quelques mois après la levée, on n’était plus du tout focus sur le business. J’estime qu’à ce moment-là, mon temps de travail était passé à 30% business et 70% sur la levée."

Niveau reporting, JPPP part de très loin. L’entreprise ne dispose pas de comptes intermédiaires en milieu de bilan et gère l’entreprise avec un tableau Excel qui répertorie les entrées et les sorties. En bon père de famille, Thibaut ne prête attention qu’à la balance et à la trésorerie.

« Je reconnais que cette gestion était grossière mais pourtant elle ,avait conduit à de bons résultats, puisque l’année précédant la levée, on enregistrait seulement une perte de quelques dizaines de milliers d’euros pour un chiffre d’affaires de plusieurs millions d’euros. On avait atteint le seuil de rentabilité avec notre bon sens, sans engager de dépenses superflues. On faisait certainement des mauvais choix mais au bout, même avec ces erreurs, notre fonctionnement à l’intuition nous avait tout de même permis de générer de beaux résultats. Quand tu te retrouves à tout rationaliser parce que tu dois tout justifier, tu perds petit à petit ton ADN.» Bien que Thibaut ne soit pas à l’aise avec cette manière de diriger, il se convainc qu’il n’y a pas d’alternative pour retrouver la croissance et entretenir de bonnes relations avec son investisseur. 

Pourtant, petit à petit, il sent que la relation devient à sens unique. « Ce n’était jamais explicite mais insidieusement, on est rentré dans une relation hiérarchique. C’était toujours nous qui nous déplacions chez le fonds et on commençait à justifier chacune de nos actions, même les plus minimes. J’ai compris après coup que l’on n’était pas obligé de rentrer dans cette relation et que c’est notre inexpérience qui nous a conduits à nous comporter ainsi. L’entrepreneur doit laisser à l’actionnaire un rôle d’investisseur. On manquait de confiance en nous, on n’a pas su s’affirmer et petit à petit on est rentré dans un schéma où l’on osait même plus présenter nos idées parce qu’on se disait qu’ils allaient trouver ça pourri. »

JPPP n‘arrive pas à retrouver la croissance de ses débuts et devient une entreprise dans laquelle tout est normé. À l’opposé de ce qui faisait sa force jusqu’ici: la passion et l’intuition. Pour Thibaut, « quand tu innoves, tu ne peux pas prédire les résultats de tes actions, ça peut exploser tes attentes, comme faire un gros flop. Alors qu’on était presque rentable en menant une multitude d’expérimentations, on s’est retrouvé à devoir engager beaucoup de dépenses “rationnelles“ pour cramer la levée. Par exemple, alors qu’on recrutait sur cooptation, on s’est mis à engager des cabinets de recrutement… Le fonds nous répétait que l’on devait avant tout faire le reporting pour nous et il avait totalement raison. Ils ont fini par nous conseiller un DAF à temps partagé et on a accepté. C’était un profil recommandé par le fonds, ce qui était une grave erreur car par définition, il ne peut pas être neutre dans son analyse ».

Quelque temps après, c’est un DRH à temps partagé qui est proposé par le fonds et intégré dans l’entreprise. « Le DRH s’est mis à « processer » des fonctionnements de multinationale alors que l’on n’était encore qu’une startup et que l’on devait rester agile. J’étais dépassé par la situation et l’entreprise me ressemblait de moins en moins. Mais je ne me sentais pas en mesure de leur dire « je ne veux pas de tes gars ». On avait ce sentiment fort que l’on devait leur être redevable et qu’on devait les remercier d’avoir investi de l’argent chez nous. Il y a quelque chose de « paternalisant » dans cette relation, en apparence bienveillante mais qui petit à petit crée une situation déséquilibrée. Je sais aujourd’hui que je suis entièrement responsable de m’être mis dans cette situation. Avec l’expérience, on ne tombe pas dans ce type de schéma. Pour s’en prémunir, il est indispensable de structurer en amont de la levée sa société avec les profils adéquats et indépendants, » explique Thibaut.

C'est reparti pour un tour

Quelques années après la première levée, JPPP conclut une nouvelle levée avec ce même fonds. « Un peu par facilité mais aussi parce que le DAF à temps partagé nous a expliqué qu’il ne nous restait que très peu de cash en trésorerie et que la levée était inévitable pour notre survie ». Le montant de la levée est plus faible et la valorisation est moins bonne que la précédente. « On n’avait plus les mains dans les chiffres et on a suivi aveuglément les recommandations du DAF, raconte Thibaut. On s’est senti obligé de signer dans l’urgence. Avec du recul, c’est clairement à ce moment-là que sont apparus les premiers gros warning que j’aurais dû relever. Le fonds a commencé à me questionner sur mon associé et ses compétences et je suppose qu’il faisait en parallèle la même chose avec lui. Ils ont demandé à ce que le DAF passe de plus en plus de temps chez nous et ils remettaient de plus en plus en question le travail réalisé par le cabinet de comptabilité qui nous suivait. Il s’immisçait de plus en plus dans la gestion quotidienne des opérations et étaient toujours plus présents. On avait alors une croissance mensuelle de 30-40%. C’était une belle croissance pour le marché mais pas suffisante pour le fonds et on continuait de dépenser plus que ce que l’on gagnait. Petit à petit, j’ai commencé à ressentir, à tort ou à raison, que le fonds me considérait comme un guignol et qu’il remettait de plus en plus souvent en doute mes décisions. Je doutais de moi et de mon associé, de notre capacité à diriger correctement l’entreprise. »

"Il fallait passer d’un schéma de décision fondé sur le feeling, à un fonctionnement 100% analytique. J’ai petit à petit perdu l’intuition du business et surtout ma créativité et mon envie de tester des nouvelles choses"

"Il fallait passer d’un schéma de décision fondé sur le feeling, à un fonctionnement 100% analytique. J’ai petit à petit perdu l’intuition du business et surtout ma créativité et mon envie de tester des nouvelles choses"

Traversant une grande période de doute et sentant la situation se dégrader, Thibaut accepte, sous la recommandation du fonds, de trouver un directeur général pour le suppléer. 

À ce même moment, Thibaut propose à Daphnée une mission RH. «  Thibaut m’a confié une mission d’audit RH chez JPPP car j’avais l’expérience des difficultés humaines ou conjoncturelles rencontrées par les entreprises. À mon arrivée au sein de l’entreprise, j’ai trouvé de nombreuses choses surprenantes dans la relation avec le fonds. Si le rôle d’un fonds est d’investir et de faire fructifier de l’argent pour des tiers et justifie donc l’organisation de points de contrôle, il n’est pas de son ressort, par exemple, d’organiser et valider le recrutement de cadres au sein de l’entreprise. De même, les reportings que devait fournir l’équipe étaient de plus en plus fréquents et détaillés. Mon audit RH a très vite mis en exergue, au travers de témoignages de salariés, que la boîte n’était plus dirigée par Thibaut et que cela engendrait de nombreuses problématiques RH. Plus personne ne comprenait les décisions.» 

Daphnée qui bénéficie alors d’un oeil extérieur identifie rapidement les warnings, « j’ai rapidement compris que Thibaut était en train de se faire sortir de sa société. » Thibaut, qui ressent de plus en plus le besoin d’être accompagné, se tourne naturellement vers Daphnée, qui démontre dans ses tâches une grande capacité à résoudre les problèmes. 

« Bien que Daphnée me mettait face à mes erreurs, le fonds ne lui accordait aucune légitimité. Elle voyait que la relation avec le fonds était dans une impasse mais elle était très juste dans son analyse des erreurs, qu’elle attribuait autant à moi qu’au fonds. Ils ont décidé de placer un DG de leur réseau, en me recommandant de me reposer sur lui pour l’opérationnel et de garder le rôle de communication externe, pour la presse notamment. »

Pour le fonds qui a investi des sommes importantes, les résultats ne sont pas au rendez-vous. « Thibaut ne prenait pas certaines décisions pourtant nécessaires pour redresser la situation, comme sortir des collaborateurs historiques qui n’avaient plus leur place. Il est parfois nécessaire de couper les branches mortes dans une société, même si cela n’est pas agréable. Il est assez courant que les premiers actionnaires d’une aventure entrepreneuriale soient des amis ou des connaissances et le niveau de compétences ne peut pas toujours suivre pour les étapes d’après, » précise Daphnée. 

En effet, certaines personnes sont très adaptées et compétentes pour la création d’une entreprise et le sont moins pour le développement ou la gestion d’un plus gros bateau. « Le tort de Thibaut était de se laisser guider par l’affect dans ses décisions professionnelles. C’est ce qui à mon sens a constitué les prémices de la discorde entre les deux parties. Les attentes du fonds étaient légitimes mais sur la forme, un fonds d’investissement doit continuer d’accorder sa confiance au dirigeant et ce tant que celui-ci n’a pas commis d’erreur de gestion. Ils étaient en train de procéder à une nouvelle levée de fonds, très désavantageuse avec une valorisation qui avait encore baissé et la condition de son bouclage était que Thibaut me fasse sortir ».

Thibaut signe tout de même la nouvelle levée. « J’avais aussi totalement perdu confiance en moi, je n’avais plus la force de me battre. J’avais l’impression d’être un tapis, je n’avais ni l’énergie ni la confiance requise pour ce type de situation et j’ai signé la levée qui les a fait passer en majorité au capital. » Thibaut devient résigné et sans espoir. « Il avait signé tout ce que le fonds lui demandait, notamment sa propre démission. Il était dans une grande détresse et sans le moindre recours juridique, explique Daphnée. Le fonds avait déjà nommé le DAF en tant que DG délégué transitoire, le temps de chercher un remplaçant. L’approche push du fond n’a pas plu aux salariés qui étaient attachés à l’ADN familial de l’entreprise et qui se sont mobilisés pour réhabiliter Thibaut et s’opposer au projet du fonds qui pouvait menacer leurs emplois. »

"J’avais totalement perdu confiance en moi, je n’avais plus la force de me battre et j’ai signé la levée qui les a fait passer en majorité au capital."

"J’avais totalement perdu confiance en moi, je n’avais plus la force de me battre et j’ai signé la levée qui les a fait passer en majorité au capital."

Grâce au soutien des salariés, Thibaut est renommé à la direction de JPPP « À mon retour, le tribunal nous a conseillés de prendre un médiateur. Nous avons travaillé avec un homme très compétent, qui avait beaucoup d’expérience sur la résolution des conflits, » raconte Thibaut.

Par sa position objective, le médiateur réussit à rapprocher les deux parties sur une position commune et le fonds sort finalement en totalité de l’opérationnel et du capital. Thibaut recommande à tous les entrepreneurs en conflit avec leur fonds de recourir à un médiateur : « Un arbitrage est dans l’intérêt de toutes les parties et permet à l’entreprise de sortir d’une situation toxique bloquée. Pour le fonds, cela a l’immense avantage d’être discret et de négocier avec des personnes du métier, qui seront rationnelles et pas dans l’émotivité ou l’égo comme peut l’être l’entrepreneur. »

D’après Daphnée, si la médiation a du bon quand on est déjà engagé dans un conflit, elle peut être évitée lorsqu’en amont les situations sont désarmées aux premiers signes. « On constate que, quand les entreprises sont dans des situations compliquées vis-à- vis de leur(s) actionnaire(s), souvent les entrepreneurs réagissent trop tard. Dès qu’un fonds d’investissement mène une seconde augmentation de capital et impose les conditions de dilution, c’est déjà le moment de recourir à des conseils extérieurs, en dehors des « listes » de personnes recommandées par les fonds eux-mêmes! ».

Si le facteur déclenchant change, Daphnée regrette que les entrepreneurs ne comprennent pas leur pouvoir:  « Je suis surprise que les dirigeants ne comprennent pas qu’ils détiennent un pouvoir décisif dans la négociation. Dans le digital particulièrement, la connaissance, la vision et le projet sont très fortement liés au fondateur et sans cette personne pour mener le projet, l’entreprise aura beaucoup de mal à se développer. Mais la perte de confiance des dirigeants s’opère sur plusieurs mois, au travers d’actions qui sont plus ou moins anodines prises indépendamment. Il est par exemple courant que les fonds présentent le jour d’un conseil d’administration un PV différent de celui qui avait été écrit conjointement avec le dirigeant. Cela met le dirigeant dans des conditions de stress intense et au lieu de refuser et relire le document à tête reposée, il se pense dans l’obligation de signer tout de suite un PV avec lequel il n’est pas forcément d’accord. La plupart des dirigeants qui se retrouvent dans ce type de situation signent leur propre mort, alors qu’ils ont le choix de ne pas le faire. »

Bien qu’il soit toujours plus agréable de rêver à la lune de miel qu’à songer au divorce, il est indispensable pour les entrepreneurs de se prémunir de situations qui se répètent souvent. Les entrepreneurs doivent aussi écouter les mauvaises expériences pour en tirer les leçons et être en mesure d’identifier les signaux alarmants.l

Grâce au soutien des salariés, Thibaut est renommé à la direction de JPPP « À mon retour, le tribunal nous a conseillés de prendre un médiateur. Nous avons travaillé avec un homme très compétent, qui avait beaucoup d’expérience sur la résolution des conflits, » raconte Thibaut.

Par sa position objective, le médiateur réussit à rapprocher les deux parties sur une position commune et le fonds sort finalement en totalité de l’opérationnel et du capital. Thibaut recommande à tous les entrepreneurs en conflit avec leur fonds de recourir à un médiateur : « Un arbitrage est dans l’intérêt de toutes les parties et permet à l’entreprise de sortir d’une situation toxique bloquée. Pour le fonds, cela a l’immense avantage d’être discret et de négocier avec des personnes du métier, qui seront rationnelles et pas dans l’émotivité ou l’égo comme peut l’être l’entrepreneur. »

D’après Daphnée, si la médiation a du bon quand on est déjà engagé dans un conflit, elle peut être évitée lorsqu’en amont les situations sont désarmées aux premiers signes. « On constate que, quand les entreprises sont dans des situations compliquées vis-à- vis de leur(s) actionnaire(s), souvent les entrepreneurs réagissent trop tard. Dès qu’un fonds d’investissement mène une seconde augmentation de capital et impose les conditions de dilution, c’est déjà le moment de recourir à des conseils extérieurs, en dehors des « listes » de personnes recommandées par les fonds eux-mêmes! ».

Si le facteur déclenchant change, Daphnée regrette que les entrepreneurs ne comprennent pas leur pouvoir:  « Je suis surprise que les dirigeants ne comprennent pas qu’ils détiennent un pouvoir décisif dans la négociation. Dans le digital particulièrement, la connaissance, la vision et le projet sont très fortement liés au fondateur et sans cette personne pour mener le projet, l’entreprise aura beaucoup de mal à se développer. Mais la perte de confiance des dirigeants s’opère sur plusieurs mois, au travers d’actions qui sont plus ou moins anodines prises indépendamment. Par exemple, le dirigeant se pense dans l’obligation de signer, lors d’un conseil d’administration, des PV avec lesquels il n’est pas forcément d’accord. La plupart des dirigeants qui se retrouvent dans ce type de situation signent leur propre mort, alors qu’ils ont le choix de ne pas le faire. »

Bien qu’il soit toujours plus agréable de rêver à la lune de miel qu’à songer au divorce, il est indispensable pour les entrepreneurs de se prémunir de situations qui se répètent souvent. Les entrepreneurs doivent aussi écouter les mauvaises expériences pour en tirer les leçons et être en mesure d’identifier les signaux alarmants.l

Pour Daphnée, « Encore une fois, le fonds avait des requêtes légitimes, c’était la manière dont il conduisait la relation qui était à mon sens contestable.  Tout aurait probablement été très différent si la relation avait été gérée par une autre personne au sein de ce même fonds.»

Pour Thibaut, c’est parfois le profil des partners des fonds qui semble difficilement compatible avec un rôle de conseiller : « La plupart des partners n’ont jamais créé ou dirigé de boîte. Ils investissent de l’argent de tiers et ils n’ont jamais été confrontés au stress de l’entrepreneur, comme celui de devoir payer les salaires ou faire face à un fournisseur défaillant. Ils sont généralement très bien payés et n’ont jamais vécu les contraintes et difficultés auxquelles doivent faire face les entrepreneurs mais pourtant, ils se sentent souvent très à même de juger des capacités du dirigeant à y faire face, argumente-t-il. On constate d’ailleurs souvent que lorsque les fonds placent des DG ou des DAF dans les startups, ce sont souvent des “centraliens“ ou des “polytechniciens“ qui oeuvrent à mettre en pratique des méthodes classiques de gestion d’entreprise. La plupart du temps cela ne fonctionne pas, parce que par définition, une startup recherche son modèle et doit sortir des sentiers battus et faire preuve de créativité pour se développer. Sinon ce n’est pas une startup mais une entreprise. Avec les profils envoyés par les fonds, la startup continue généralement de perdre sa croissance mais en plus, elle perd totalement son ADN et son esprit de défricheur. »

Le fonds dehors.
Le retour de la croissance

Une fois le fonds sorti, l’équipe de JPPP reprend en main la gestion courante et s’attelle à ne plus perdre de l’argent et à payer avant tout les salaires. À nouveau autofinancé, Thibaut doit innover pour renouer avec la croissance et retrouve petit à petit ses capacités créatives et son instinct d’entrepreneur. « J’ai retrouvé, comme à mes débuts, l’envie de créer de la valeur pour mes clients et mes collaborateurs et de développer une boîte dont je sois fier, sans penser à sa valeur financière. Nous avons plein de nouveaux projets pour nous permettre de devenir un point d’entrée unique pour nos clients. Pour lancer ces projets, je réfléchis à la valeur globale que l’on tirera de ce nouveau positionnement, pas de son ROI immédiat et ce même si l’on y investit beaucoup d’argent, » explique-t-il. Plusieurs années après la sortie du fonds, l’entreprise est toujours en vie et renoue même avec une belle croissance.

Une situation vitale selon Daphnée : « d’une certaine manière, le fonds a obligé JPPP à être inventif, parce que dès lors qu’une entreprise redevient autonome, elle n’est ni rachetable ni une cible pour un autre fonds. Avec cette historique, JPPP a l’image d’une société qui a eu une attitude très musclée et n’a donc pas d’autre choix que d’être toujours plus visionnaire et inventive pour se développer, » estime t-elle. Pour elle, il est aussi bon de rappeler que les entrepreneurs tentés de sortir leur fonds doivent aussi bien intégrer les conséquences. « Cela ferme des portes pour la suite et on ne se débarrasse pas facilement d’une réputation. Cela serait plus sain que l’on en parle librement en France mais le milieu est encore aux mains de profils qui savent très bien gérer les lobbys et les réseaux. De fait, il y a une forme de secret qui est entretenue par l’écosystème. Aux Etats-Unis, dès qu’il y a des problèmes, tout le monde lave son linge sale en public. C’est parfois un peu violent mais au moins, l’information circule, » renchérit-elle.

Quelques années après, Thibaut aborde tout ça avec recul. « On identifie encore plus qu’avant la réussite entrepreneuriale par la levée de fonds mais je n’ai pas le sentiment que les entrepreneurs soient plus affûtés sur les objectifs et les contraintes des fonds. Les fonds sont systématiquement vus comme des méchants dès que ça ne fonctionne pas bien mais ils n’ont pas d’autres choix que préserver leurs intérêts et ils doivent eux aussi répondre à des exigences de marché. Actuellement, les fonds ont beaucoup d’argent et ont, de fait, des impératifs d’investissements plus importants. Les souscripteurs ne leur confient pas l’argent pour le placer sur un PEL, mais pour avoir au minimum un multiplicateur de 3. Ils doivent donc investir vite et bien, et ils ont une pression très forte sur leur rentabilité, de laquelle découle leur crédibilité. La tentation peut être grande d’investir en se disant que si ça ne marche pas, on peut tordre la boîte pour récupérer la mise de départ. Aujourd’hui encore, ils savent qu’ils peuvent le faire puisqu’en face, ils ont majoritairement des agneaux comme je l’étais moi, » concède- t-il, avant de conclure :

« bien que la forme ne fut pas correcte, je reconnais que le fonds avait raison dans la plupart de ses actions. L’entrepreneur doit apprendre à avancer en apprenant de ses erreurs. J’ai beaucoup appris dans la douleur mais aujourd’hui je sais que je suis un bien meilleur dirigeant »

Fin

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Auteur : Gaëlle Ottan

Illustrations : Benjamin Bon

Conception graphique : Kevin Bresson

Relecture : Marc Laurent

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