Aurélie Jean est l’une des figures féminines de la Tech les plus visibles. Scientifique numéricienne, docteur (PhD) et ancienne chercheuse au MIT, Aurélie a récemment lancé la startup MixR à Los Angeles. Nous avons rencontré Aurélie pour parler de code, de femmes et de Silicon Valley. Mais aussi pour comprendre les challenges de cette touche à tout, qui « veut transformer les individus en utilisateurs éclairés des nouvelles technologies, afin qu’ils puissent développer leur sens critique et nourrir le débat sociétal. » Rencontre.
Interview d’Aurélie Jean, founder & CTO de MixR
Comment es-tu devenue développeuse?
J’ai un doctorat en ingénierie et sciences des matériaux, dans le domaine la mécanique numérique appliquée aux élastomères. Je développe des modèles mathématiques que j’implémente dans un programme informatique pour simuler des phénomènes d’origines diverses, et analyser des données de grandes tailles pour comprendre les phénomènes résultants. En 2009, après mon doctorat, je suis partie aux USA continuer mon travail de recherche, et ce pendant 7 ans jusqu’en 2016 dans le domaine de la médecine et bio-mécanique numérique. J’ai passé 2 ans à l’Université d’État de Pennsylvanie puis 5 ans au MIT.
En 2016, je me lance un nouveau challenge en appliquant mes connaissances en mathématiques appliquées et en code informatique au domaine de la finance et de l’économie à Bloomberg. Je suis devenue développeuse par appétence pour les sciences avant tout, puis en thèse en réalisant le pouvoir que j’avais en codant : comprendre le monde qui m’entoure et le rendre meilleur. La simulation m’a permis de comprendre des phénomènes encore inexplicables par l’expérience, ou encore d’avoir des réponses plus rapides et de prédire des résultats dans des contextes encore inexplorés. Aujourd’hui avec MixR, la startup que j’ai co-fondé et dont je suis CTO/ CIO, nous croyons à une combinaison intelligente de technologie et d’humanité. Un réseau social intelligent qui réactive l’engagement des membres des organisations à but lucratif ou non lucratif.
Est ce plus facile d’être développeuse en France ou aux US?
N’ayant jamais travaillé en France, il est difficile pour moi d’établir une comparaison juste et objective. Néanmoins je peux donner mon sentiment sur l’appréciation des développeurs et des développeuses aux US. Les développeurs (peu importe le genre) sont depuis un moment considérés comme des gold commodities aux US. Les entreprises de toutes tailles et de toutes industries reconnaissent leur forte valeur ajoutée. Cela se traduit par des salaires bien plus élevés dans le pays de l’oncle Sam. Concernant le fait d’être une femme développeur, les USA ont pris conscience et agissent depuis un moment déjà pour plus de diversité. Les américains ont compris que Diversity Is Good For Business. Le résultat est, entre autres, la présence de programmes de soutien et d’accompagnement des femmes dans les entreprises Tech. Mais les chiffres ne sont pas meilleurs qu’en France, j’espère bientôt voir les résultats, j’avoue être impatiente. La France commence à comprendre les enjeux de la diversité, et peut astucieusement prendre exemple sur les USA pour éviter les erreurs commises et étudier les méthodes développées outre-Atlantique. Je souhaite, de mon coté, amener à mon pays tout ce que j’ai pu comprendre et apprendre sur l’amélioration de la diversité dans la Tech.
Le sexisme est souvent plus discret que des remarques ou gestes désobligeants. Il intervient dans le comportement inconscient des individus, hommes et femmes.
À ton avis, pour quelles raisons les femmes sont elles encore largement en retrait de la technologie ?
En réalité elles n’ont pas toujours été en retrait, concernant le numérique elles ont même été les pionnières des premiers langages informatiques! Grace Hopper ou encore les 6 femmes d’ENIAC ont développé les premiers langages informatiques, dont le COBOL qui est encore très utilisé. C’est dans les années 80, avec l’apparition de l’ordinateur personnel (PC), que les femmes se sont éloignées de cette discipline qui devient profitable financièrement. Depuis, les chiffres ne cessent de décevoir, avec de moins en moins de femmes aux postes de développeurs. Le petit rayon de soleil se sont les inscriptions croissantes récentes aux USA d’étudiantes dans les filières sciences numériques et informatiques. Le code informatique prend actuellement une ampleur phénoménale car il est utilisé partout et les individus réalisent l’impact qu’il peut avoir dans nos vies. Le code est une opportunité pour les femmes de s’émanciper dans notre société, de laisser leur empreinte dans la société de demain, et de reprendre à parts égales avec les hommes, une présence dans la technologie numérique. Cela étant dit, il y a eu avec les années des stéréotypes de genres qui sont apparus et qui ont encore un effet discriminatoire ou peu accueillant envers les femmes. Les choses changent et c’est à nous tous, hommes et femmes, de faire en sorte que les lignes bougent plus vite!
[wydden_refer_post post= »30430″][/wydden_refer_post]En quel sens l’éducation et l’image des femmes dans notre culture doivent-elles évoluer pour une plus grande égalité professionnelle ?
La diversité et l’inclusion sont un sujet multi-échelle, de l’enfance (à la maison ou à l’école), à l’âge adulte (dans sa propre famille ou en entreprise). L’Education Nationale a un beau rôle à jouer pour limiter les biais et encourager tout le monde à réussir. Les ambitions de notre ministre de l’éducation Jean-Michel Blanquer s’inscrivent dans cette démarche. L’éducation a un challenge devant elle, démontrer par les faits la fierté de notre système d’égalité des chances. Une fille doit se voir proposer les mêmes options et les mêmes appréciations que son camarade masculin. Concernant l’image des femmes dans notre société, les médias et les politiques doivent montrer l’exemple. Les femmes en politique doivent être respectées, encouragées et valorisées pour leurs efforts et leurs talents. Notre gouvernement là encore montre un engagement. Concernant les médias, cela dépend du type de média. J’ai l’impression que la presse et la radio française donnent une bien meilleure image de la femme que les médias télévisuels.
Un exemple parmi tant d’autres, Dr. Guillaume Grallet, journaliste Tech au magazine Le Point s’attache systématiquement dans ses articles à donner aux femmes scientifiques la place qu’elles méritent. Ce qui me désole est l’image des femmes dans les émissions télé. On met trop souvent en avant un physique plutôt qu’un talent, et ce diktat est bien plus présent chez les femmes. Je pense également aux remarques et comportements inappropriés que j’observe de façon récurrente chez certains chroniqueurs ou présentateurs, vis à vis des femmes présentes en plateau. Heureusement qu’il y a encore des exceptions qui confirment la règle. Nous avons besoin de role models en politique et dans les médias qui sont, selon moi, deux vecteurs d’influence et donc de changements sociétaux.
Comment définirais-tu le sexisme dans l’écosystème startup / tech ?
Toujours présent, parfois subtile, souvent inconscient. Quand vous faites partie d’une minorité dans votre milieu professionnel plusieurs choix se présentent à vous: quitter votre milieu professionnel pour aller vers une carrière et une industrie non ou moins discriminante, réussir dans votre corps de métier mais selon les metrics de succès de la majorité en présence, ou encore réussir selon des critères neutres en conservant votre personnalité. J’ai personnellement fait le dernier choix, je reste très féminine et douce, ce qui pourrait paraître loin du stéréotype du développeur dans un groupe financier (rires…)! Le sexisme prend différentes formes; on pense très souvent aux remarques ou gestes désobligeants, mais le sexisme est souvent plus discret.
Le sexisme intervient dans le comportement inconscient des individus (hommes et femmes) à sous-estimer une femme en interview ou en évaluation annuelle, par rapport à son collègue masculin. Le sexisme intervient lors de l’écriture d’une offre de poste qui va davantage cibler, ou parler aux hommes. Le sexisme intervient dans les malentendus et les préjugés. Je ne suis pas parfaite, je me suis déjà vue réfléchir de façon discriminante, j’analyse toujours et j’apprends. Nous avons tous à apprendre des histoires des uns et des autres.
Selon moi, les technologies sont synonymes de progrès social, l’Histoire l’a démontré.
ll y a eu beaucoup d’affaires de sexisme dans la Silicon Valley. Est-ce que la Tech est un secteur plus difficile pour les femmes que d’autres ?
Le sexisme a toujours existé dans la Silicon Valley, la différence aujourd’hui est qu’on en parle. Les femmes osent parler car elles trouvent très vite le soutien des uns et des autres sur les réseaux sociaux par exemple. Oui je pense qu’il est plus difficile pour une femme de naviguer dans le milieu Tech que dans n’importe quel autre secteur. Les comportements discriminants viennent autant des hommes que des femmes, c’est important de le souligner. De mon côté, j’ai rencontré des hommes formidables qui m’ont soutenu et repoussé les mauvaises énergies. J’ai eu des expériences sexistes comme beaucoup de femmes de mon milieu, et je souhaite sincèrement que les jeunes filles n’aient pas à gérer ce genre de situations.
Avec une expérience technologique dans le média et la finance, quel regard portes-tu sur les technologies comme moyen de progrès social ?
Selon moi, les technologies sont synonymes de progrès social, l’Histoire l’a démontré. Je crois aux technologies pour innover, qui est d’améliorer la qualité de vie de l’humain dans sa définition première. J’ai utilisé le numérique en médecine pour comprendre des phénomènes encore inexplicables par l’expérience et donc améliorer des techniques ou des diagnostics. J’ai également utilisé le numérique en finance pour rendre la finance plus transparente et plus juste.
Cela étant dit, nous devons prendre conscience des dérives possibles et des dangers. Le nucléaire a permis le développement de la médecine nucléaire qui a permis à notre pays seul de soigner des millions de personnes de cancer, mais il a également permis le développement de la bombe nucléaire. Je souhaite que les individus deviennent des utilisateurs éclairés des nouvelles technologies, car leurs angles de vue peuvent apporter beaucoup au débat. Ce que je ne souhaite pas c’est d’assister à un rejet épidermique de la population envers le numérique qu’ils jugent aliénant, sans en comprendre les tenants et les aboutissants. Permettre aux personnes de comprendre pour mieux avancer est mon ambition pour l’humanité, et j’y arriverai !
(Crédit photo couverture : USI – OCTO Technology)