Ensemble de techniques de marketing permettant d’accélérer rapidement et significativement la croissance, le growth hacking* est l’une de ces méthodes que l’on croit réservées aux startups et à leur marketing petit budget de rois de la débrouille. Clé de voute du growth hacking, la matrice AARRR de Dave McClure, célèbre entrepreneur et fondateur du fonds d’investissement 500Startups, est un véritable plan de route qui repose sur cinq étapes cruciales : l’acquisition, l’activation, la rétention, la référence et les revenus. Des étapes sur lesquelles les startups doivent se concentrer pour ne pas se crasher en cours de route. Le growth hacker tente d’optimiser les statistiques AARRR par tous les moyens, en mettant en place des expériences jusqu’à ce qu’il trouve la ou les pistes qui permettent de faire croitre sa startup, puis il les automatise. Bizarrement, l’imaginaire commun ne connecte pas directement le terme de growth hacking au Front National, pourtant le parti d’extrême droite est depuis toujours à la pointe du numérique. En utilisant le cadre AARRR, il devient plus facile d’analyser la manière dont le FN a utilisé et utilise encore les techniques de growth hacking pour faire croître son score à chaque élection.
En 1985, le FN lance 3615 NATIO sur Minitel, une révolution à une époque où il n’existait rien d’autre que des sites institutionnels et pornographiques
Front National, 1er sur le web
Avril 1996, dans l’indifférence générale, le FN devient le premier parti de France à se doter d’un site internet. Si Bruno Mégret, alors Délégué Général du parti, évoque une opération symbolique et publicitaire, cela démontre l’imagination du parti en matière de communication. Dans un entretien accordé à Dominique Albertini et David Doucet en 2014, Marine Le Pen expliquait que l’ostracisme médiatique envers le FN et la pauvreté du parti avaient contribué à rendre hyper imaginatifs les communicants frontistes. Manque de moyens, absence médiatique, des chiffres en berne et un site internet…en 96, le FN était une startup. Et comme beaucoup de startups, le FN a dû se rabattre sur un nom de domaine moins flamboyant que celui souhaité :
www.front-nat.fr, frontnational.fr étant déjà utilisé. Mais la startup politique avait compris, bien avant 1996, qu’elle devait frapper fort sur les réseaux pour se faire entendre. En 1985, le FN lance 3615 NATIO sur Minitel, une révolution à une époque où il n’existait rien d’autre que des sites institutionnels et pornographiques. Le FN crée même une version du célèbre jeu vidéo Pac Man avec Jean-Marie Le Pen en lieu et place du rond jaune qui mange ses concurrents aux élections et ses opposants idéologique, un flop commercial – 30 ventes – qui fera pourtant scandale et attirera la lumière sur le parti. Plus qu’un simple outil allusif, internet est depuis le départ pour le FN un moyen de dépasser le filtre médiatique. Une obsession qui pousse le parti à se lancer dans la vidéo en ligne, trois ans avant l’apparition de YouTube, et à prendre le nom de domaine Lepen.tv, quand tout le monde achetait des .com. Et quand en 2002, le FN se hisse au second tour de l’élection présidentielle, le parti envahit les forums et les zones commentaires des grands médias en ligne pour poser de fausses questions et y répondre avec les solutions de Jean-Marie Le Pen. Le growth hacking politique était né.
(Aarrr) Acquisition : attirer de nouveaux VISITEURS
« L’acquisition, c’est la première phase du AARRR. L’idée est de se concentrer sur les nouveaux utilisateurs. C’est la base : les utilisateurs représentent le potentiel business pour une startup et en l’occurrence l’électorat potentiel pour un parti politique. Pour capter de nouveaux utilisateurs, les startups doivent se concentrer en priorité sur le trafic « gratuit » provenant du référencement naturel, du social, puis dans un second temps sur le référencement payant. Il faut choisir les canaux d’acquisition de trafic qui apportent à la fois du volume et de la performance. C’est-à-dire ceux qui apportent le plus de nouveaux utilisateurs mais qualifiés, » explique Freddy Rico, formateur en growth hacking chez Clydes. Pages Facebook, comptes sur Twitter et Instagram, chaînes YouTube : le numérique s’est installé dans le paysage politique comme un instrument incontournable de la représentation partisane. Si tous les partis sont aujourd’hui présents sur les réseaux sociaux, le Front National se montre particulièrement offensif dans l’occupation de l’espace numérique. Pionnier sur le web, c’est aujourd’hui le premier parti sur Facebook. « Cette stratégie d’acquisition fondée sur les réseaux sociaux est un succès car, que l’on partage ou pas les idées frontistes, il est presque devenu impossible d’y échapper », nous confie le responsable digital d’un parti de gauche. Une stratégie qui répond totalement au premier A du framework. C’est lors de cette étape que la marque doit devenir média et produire des contenus intéressants pour attirer une audience vers son site en utilisant tous les canaux rendus disponibles par le digital : les moteurs de recherche mais aussi les réseaux sociaux, les blogs, etc. Dans la première étape, le prospect doit passer du statut d’inconnu au statut de visiteur. Sur le site internet officiel du FN, il est donc tout à fait logique de trouver ce « pop-up » pleine page impossible de fuir sans laisser un mail, pour ensuite travailler au corps les visiteurs amenés par la stratégie de contenu.
Une technique devenue courante chez les startups. La présence du FN sur toutes les plateformes, depuis bien plus longtemps que ses concurrents, a permis de créer une communauté qui ne cesse de grandir. Alors, Marine Le Pen est-elle has been avec son blog et ses affiches? Non, début 2016, la présidente du FN s’est livrée à son premier chat vidéo sur sa page Facebook. Le choix du réseau social, le plus ouvert sur la société civile, n’a rien d’un hasard. Jusqu’à 20 000 personnes s’y sont pressées pour écouter les diagnostics de Marine Le Pen sur la crise des migrants, des agriculteurs ou de l’Europe. Le tout dans le but, comme elle l’a d’ailleurs reconnu, de s’exprimer sans intermédiaire et sans que ses propos ne puissent être « caricaturés ». Une vidéo de mauvaise qualité sur fond de photos de…chats ! Oui, la passion de Marine Le Pen rend la moitié des gifs populaires du web de nos amis félins bien moins mignons. Résultats : 17 790 commentaires, pour près de 180 000 vues cumulées. La force du FN est d’avoir construit son propre média et de mener des actions sur le web qui touchent une cible toujours plus large. Un habile mix entre réseaux sociaux, chaîne YouTube et site officiel, Marine Le Pen elle-même s’en félicite lors de son discours prononcé l
e 1er mai 2016 à la Porte de la Villette : « Internet est un moyen phénoménal de convaincre de plus en plus de Français ». La grande différence entre le Front National et les autres partis, sur le web en tout cas, c’est l’engagement de cette masse de visiteurs. Est-ce parce que les leviers activés portent sur l’émotion, la peur ou encore le patriotisme ? Peut-être. Une chose est certaine, quand il s’agit d’être active, la communauté frontiste répond présente. Et Marine Le Pen le sait aussi : « je vous vois tous les jours : sur Facebook, sur Twitter, sur les forums, vous faites vivre le débat. Vous êtes intelligents, vous êtes drôles, vous êtes convaincants. Vous ne correspondez pas à l’image que les médias veulent donner de vous, » lance-t-elle.
(aArrr) Activation : persuadeR LES VISITEURS de S’engager
La vraie force du FN, c’est de parvenir à l’activation de ces visiteurs très rapidement à travers la construction d’un ennemi commun. Et si c’était ça la clé de l’engagement que recherchent toutes les startups ? Pour Freddy Rico, spécialiste du Growth Hacking « les startups investissent dans l’acquisition de trafic mais ne pensent que trop peu à convertir les visiteurs simples en prospects. Il ne faut jamais perdre de vue l’objectif d’activation ». Et quand le FN communique, le FN engage. L’acquisition et l’activation semblent donc n’être qu’une seule et même étape du processus. Preuve en est, le 2 septembre 2016 : l’Obs fait sa couverture sur les témoignages de quatre migrants. Témoignages suivis par de nombreux autres sur Twitter sous le hashtag #JaiÉtéMigrant. Le jour même, Marine Le Pen répond avec son propre hashtag : « Au hashtag de propagande bobo #JaiÉtéMigrant, je préfère celui que pourrait crier le peuple français : #JeVeuxResterFrançaisEnFrance ! MLP ». Ce qui pourrait être un simple tweet devient une machine de viralité. Résultat : 1 401 retweets, 717 j’aime. C’est la présidente du Front National qui a fait le plus de bruit, avec 11 869 mentions de son mot-clé sur Twitter, contre 4 522 pour l’original. Une influence dont use la responsable politique, maniant à la fois phrases choquantes et tweets ironiques.
Il fallait « squatter » les sites d’information à la recherche d’informations raciales et monter en épingle les faits divers sur les étrangers
En growth hacking, il est courant d’être sur un fil. De flirter avec la provocation, quitte à perdre une partie de la communauté pour en gagner une plus importante. Si les cadres du FN sont plutôt rodés au jeu de la communication, les candidats ou élus locaux, qui gèrent eux-mêmes leurs réseaux sociaux, le sont beaucoup moins. C’est ainsi que la phase d’activation peut parfois se transformer en phase de perte de prospects. Lors de la campagne pour les municipales de 2014, Steeve Briois, alors secrétaire général du FN, ordonne aux secrétaires départementaux de « vérifier » ou « faire vérifier que les candidats aux municipales respectent la ligne politique du Front national sur leurs blogs ou sur les réseaux sociaux.» Les dérapages verbaux sont en effet susceptibles de saper le travail de dédiabolisation du parti entrepris par sa présidente. Une stratégie qui a permis de faire grossir significativement l’électorat du parti. Pour Sylvain Crépon, politologue spécialiste du FN, enseignant-chercheur à l’Université de Tours, les réseaux sociaux sont à la fois la force et le talon d’Achille du FN. En octobre 2013, Julien Sanchez, l’actuel maire de Beaucaire aux 15 000 followers, un bon score pour le maire d’une ville qui ne compte que…15 000 habitants au dernier recensement, est condamné par la Cour d’appel de Nîmes à 3 000 euros d’amende pour avoir laissé deux internautes publier des commentaires à connotation raciste visant l’eurodéputé de Nîmes, Franck Proust, sur sa page Facebook. Le FN version Marine Le Pen n’en est pas à un paradoxe près et quand les dérapages verbaux froissent la frange modérée du parti, ils assurent la rétention de la partie la plus extrémiste. Autre arme utilisée par le FN dans son activation : la newsletter. Les visiteurs de la phase d’acquisition qui ont laissé leur mail pensaient ne recevoir que des « news » mais non. Le 1er mars 2017, les inscrits ont reçu un mail intitulé « Je vous offre mon autobiographie signée », un appel au clic pour recevoir le précieux ouvrage. Sauf qu’à l’ouverture, les conditions sont claires : « du 1er au 10 mars 2017, pour toute adhésion au Front National, recevez gratuitement un exemplaire signé de l’autobiographie de Marine Le Pen, « À Contre Flots », ainsi qu’un cahier de photos exclusives de 16 pages. » En insérant dans ce mail en rouge la mention « Seulement 1000 exemplaires disponibles! » pour donner un sentiment d’exclusivité et un call-to-action* qui n’a rien à envier aux géants du e-commerce, le parti espère augmenter significativement son nombre d’adhérents. Une adhésion = un cadeau ? Comme à La Redoute ?
(aaRrr) Rétention : Fidéliser un électorat
Car c’est bien l’objectif du growth hacking, assurer la rétention. « Les prospects doivent devenir des utilisateurs actifs. Par exemple, une application mobile, une fois que la personne l’a téléchargée, il faut qu’elle l’ouvre et l’utilise. Pour le FN, l’idée est la même. Une fois que la personne like, visite le site ou suit le parti sur les réseaux sociaux, l’objectif est que l’individu consulte, partage et s’imprègne des contenus » confie Guillaume Dieudonne, CTO de Vaka, une startup spécialisée en marketing. La stratégie de dédiabolisation menée depuis l’arrivée de Marine Le Pen au poste de présidente du FN en 2011 a fidélisé une grande partie de l’extrême droite. Un électorat qui assume désormais voter pour le FN. Un choix payant pour un parti qui a longtemps eu des électeurs volatiles. Quand en 2002, Jean-Marie Le Pen bascule au second tour des élections présidentielles avec 16,86% des voix, c’est le résultat d’un vote de contestation et la conséquence des attentats du 11 septembre. La claque reçue au second tour démontrera alors toute la difficulté du FN à séduire de nouveaux électeurs, malgré un entre-deux-tours rondement mené sur internet. Les législatives de 2002, les régionales de 2004 et enfin le résultat du FN au premier tour des élections présidentielles de 2007, avec presque deux millions de voix de moins qu’en 2002, renforce cette idée. Une campagne présidentielle qui sera d’ailleurs marquée par la sensation de voir, pour la première fois depuis vingt ans, le FN dépassé sur le terrain numérique par deux « jeunes » candidats, Nicolas Sarkozy possédant sa propre Web Tv, jeune et dynamique, et Ségolène Royal, qui a largement eu recours à la blogosphère pour gagner les primaires de son parti. Conscient de cette volatilité et du besoin d’augmenter sensiblement la rétention de son électorat, s’il veut jouer un rôle politique majeur en 2014, le FN lance « Les Patriotes », un réseau social sur lequel les membres et sympathisants frontistes étaient incités à échanger. Être actif sur les réseaux sociaux est ainsi devenu un acte militant au même titre que le tractage. Le réseau social propose aux militants des « missions quotidiennes ». Un modèle utilisé par des startups comme les missions quotidiennes de ClickAndWalk pour gagner de l’argent, de Honi pour pimenter la vie de couple ou de PistacheApp pour que les enfants apprennent en s’amusant. Ainsi, sur « Les Patriotes », inviter des amis rapportait deux points, un billet de blog approuvé et publié par le parti cinq, la participation à un événement trois. Ceux qui se distinguaient pouvaient ainsi figurer au rang du « top 5 des volontaires de la semaine ». Un instrument supplémentaire au service de la rétention. Pourtant, les militants préférant les réseaux sociaux classiques, « Les Patriotes » ferma en 2016. La stratégie web s’est alors ré axée vers un seul point de convergence. Tous les contenus publiés par le FN sur les réseaux sociaux, à l’exception des tweets signés par les cadres du parti eux-mêmes, renvoient ainsi vers le site frontnational.com, le premier site d’un parti politique français en nombre de vues, avec près d’un million par mois. Les articles de journaux concernant le FN ne sont pas tweetés directement mais à partir du site officiel d’où ils sont importés. De même, les interventions médiatiques de ses cadres ne sont partagées qu’à partir de la chaîne YouTube officielle. Un abandon stratégique qui n’a pas servi Nations Presse Info. Fondé en 2008 par Louis Alliot, mari de Marine Le Pen, le site n’a pas réussi à devenir le média numéro un du parti. Non, en réalité, le FN a abandonné ce travail de communication quotidienne et donc de rétention aux militants eux-mêmes. Pourquoi s’épuiser et gaspiller son temps à mener la guerre numérique quand des petites-mains autonomes le font avec bien plus de ferveur et bien moins de limites morales ?
(aarRr) Référence : Transformer les électeurs en ambassadeurs
En 2013, le quotidien Midi Libre a interviewé un de ces jeunes militants nationalistes « repentis » et son témoignage démontre toute la logique de la stratégie web de l’extrême droite. « Comme on était peu nombreux, on a surtout utilisé internet. C’était pratique pour faire passer nos messages, et ça ne coûtait pas d’argent. Je sais qu’au Bloc Identitaire et au FN ils ont des méthodes analogues, celles que nous utilisions venaient d’ailleurs de leurs fascicules de formation des militants, » explique-t-il. « Tout était assez codifié. Il fallait en priorité « squatter » les sites d’information générale à la recherche de toutes les informations raciales possibles. Monter en épingle les faits divers lorsqu’ils concernaient des étrangers, quitte à les faire mousser sur Facebook ou sur les forums. Nous avions clairement identifié l’idée qu’il fallait que nous eussions des pseudonymes réguliers de manière à recruter sur nos idées et que les gens, à force de lire notre nom, se disent : « il a raison ce gars-là » et se rapprochent de nous. Il fallait aussi créer des profils ponctuels juste pour donner l’effet de masse, mais il fallait agir subtilement. Ne jamais parler des Arabes et des Blancs en tant que tels mais reprendre des thèmes humanistes en parlant par exemple des « nantis antiracistes et mondialistes qui cherchent à écraser les pauvres qui supportent le racisme anti Blanc ». Des exemples d’actions pour propager les idées du FN, ce jeune militant pourrait « en donner pendant des heures mais par exemple il suffit de prendre un pseudo à consonance maghrébine et de lancer des insultes aux Français, en prônant une République islamiste à Paris ou ce genre de choses. C’est très gros mais ça marche à chaque fois ». Des méthodes que le FN ne peut pas cautionner publiquement, parfois même il les condamne avec fermeté, mais peu importe, le message est passé. Après la rétention, la phase cruciale de toute croissance est la référence. À savoir, transformer ses utilisateurs récurrents en ambassadeurs de choix qui défendront le produit ou le service bec et ongles. Un type de population que l’on rencontre, dans un autre genre, avec les fans d’Apple. La marque californienne a réussi à transformer nombre de ses clients en VRP de luxe, tous ses clients ayant au moins une fois converti une personne de leur entourage. Pour l’extrême droite, c’est la même logique et quand le message ne passe pas, quand les commentaires sont censurés, les identitaires adoptent la méthode de la « voie écossaise ». Cette méthode consiste à arrêter de défendre publiquement une idéologie pour pousser l’idéologie contraire, jusqu’à l’absurde, afin de réveiller par électrochoc la masse « semi-comateuse » présente sur le web.
Le FN a compris l’importance d’internet dans le processus de prise de décision et a laissé l’acquisition et la fidélisation à la « fachosphère », bien plus virulente
Sur le site FDeSouche, il est possible de lire ces quelques lignes expliquant la voie écossaise. « En soirée ou ailleurs, soyez donc jusqu’au-boutiste. Devenez la gauche de la gauche. En tant que Français, auto flagellez-vous jusqu’au sang en traînant dans la boue l’ignominie esclavagiste / colonialiste / raciste française. Exigez des droits supplémentaires pour tous les immigrés, la nationalité automatique, la santé gratuite, des impôts supplémentaires pour accueillir les masses dont nous avons, nous dit-on, si grand besoin, la création d’un ministère de l’islam, la destruction des églises vides, etc. […] Poussez tous les paradoxes jusqu’à l’absurdité, prêchez la démocratie planétaire, la disparition de toute frontière, etc. Et observez les réactions. » Le fondateur de Fdesouche, Pierre Sautarel qui a toujours été considéré par les cadres du FN comme un génie de l’informatique, confie d’ailleurs à David Doucet et Dominique Albertini pour le livre « La fachosphère : comment l’extrême droite remporte la bataille du web? », que l’objectif du site est de faire le moins d’analyse possible. Pour lui, il faut faire passer une idée politique par la concentration d’articles. Avec 4,5 millions de vues mensuelles, Fdesouche est aujourd’hui le canal d’évangélisation numéro un des idées du FN. Pour Georges Moreau, membre du comité central du FN, « il n’y a pas un adhérent du FN qui ne va pas sur Fdesouche. Le succès du Front et celui du blog sont intimement liés…» Mais Fdesouche n’est qu’une partie infime de la « fachosphère » qui oeuvre bien plus efficacement qu’un parti politique qui se veut républicain dans la propagande. La « fachosphère » regroupe tous les sites, blogs, médias et comptes sur les réseaux sociaux qui propagent les idées de l’extrême droite sur internet. Alors qu’en 2007, quatre-vingt-six sites composaient cette « fachosphère », ils sont plus de deux cent trente en 2013 selon Linkfluence. Pour certains, internet est abandonné à l’extrême droite qui y trouve un espace d’expression sans précédent et qui y développe ses propres sources d’information « alternative ». En 2014, Jean-Yves Le Gallou, ancien cadre du FN, expliquait à L’Express la théorie de la « réinformation »: « le politiquement correct s’impose au monde politique, administratif et intellectuel à travers les médias traditionnels. Le principe de la ré information, c’est donc de donner des informations et des points de vue alternatifs face à cette censure. L’expression « grand remplacement », par exemple, est entrée dans le vocabulaire courant grâce aux médias alternatifs.» Si le mouvement a longtemps été cantonné à des commentaires ou quelques blogs confidentiels, il a littéralement explosé avec la stratégie de dédiabolisation menée par Marine Le Pen, comme s’il fallait créer un autre exutoire. Rien d’étonnant donc que sur les trente sites internet « politiques » les plus visités en octobre 2016, seize se revendiquent d’extrême droite. Les trois premières places étant trustées par « égalité et réconciliation » : le blog d’Alain Soral, « FDeSouche » et « les moutons enragés », cumulant à eux trois près de 15 millions de visiteurs par mois. Sur ses propres thématiques, le FN se fait même doubler par la fachosphère. Actuellement sur Google, la première place des résultats de la recherche « être français » est détenue par la vidéo produite par le site polemia. En réalité, le FN n’est plus ce parti innovant qui bouscule l’utilisation du numérique, alors plutôt que de s’en offusquer, Marine Le Pen devient prescriptrice de la « fachosphère ». Le 25 février 2017, en meeting à Pierrelatte pour la campagne présidentielle, la dirigeante du FN se lance dans une tirade contre les médias traditionnels : « je vous incite à aller vous-même à la pêche à l’info en utilisant internet […] pour y trouver une information sans filtre, il en va de la vérité. Les médias traditionnels ne se comportent plus comme un contrepouvoir, mais comme les petits fayots du système, la véritable information se trouve sur les réseaux sociaux. » Un clin d’oeil que la « fachosphère » a adoré si l’on en croit le nombre de partages de cette vidéo sur les réseaux sociaux justement. Des ambassadeurs puissants et actifs, qui ont pris le relai du parti pour l’acquisition, une communauté de plus en plus importante, mais que manque-t-il aujourd’hui au FN pour tirer profit de ce growth hacking politique?
(aarrR) Revenus : Séduire de nouveaux votants, booster les anciens
Alors qu’une startup doit générer du chiffre d’affaires, les partis politiques n’existent que dans un seul objectif : obtenir des voix lors des élections. « Une fois que le processus d’engagement est bien huilé, il faut se concentrer sur les revenus. Soit sur l’amélioration du taux de conversion des utilisateurs en clients, soit sur l’augmentation des revenus moyens générés par un utilisateur. Soit faire payer plus de monde, soit faire payer plus le client, » précise Freddy Rico. Sachant que la loi limite à un par personne le nombre de bulletins à mettre dans l’urne, les partis politiques se concentrent sur la conversion des indécis.
Pour ratisser large, le FN s’est même essayé aux posts sponsorisés sur Facebook
Et une fois de plus, le FN est actif. 5 février 2017, en plein #PenelopeGate, Marine Le Pen prend la parole lors des assises du Front National, qui lancent officiellement sa campagne. Entre patriotisme exacerbé et lutte contre le totalitarisme de la finance, Marine Le Pen en profite pour faire un appel du pied aux déçus de Fillon, aux oubliés et à « tous ceux qui sont antisystème ». Si le FN veut un jour accéder au pouvoir, il doit élargir son électorat, après avoir réussi à fidéliser presque 25% des électeurs à chaque scrutin depuis 2012. Il doit voir plus large, pousser encore plus loin sa stratégie de dédiabolisation, c’est en ce sens qu’après une campagne d’affichage sur le thème de « la France apaisée », Marine Le Pen a ouvert un nouveau blog, Carnets d’espérance, où l’univers graphique et le sigle du Front national sont totalement absents. Un pivot confirmé par le site internet marine2017.fr qui se pare d’un sobre bleu marine, sans une once de rouge qui viendrait rappeler les racines frontistes de la candidate. Finie aussi la flamme patriotique, une rose, l’emblème historique du parti socialiste, devient le logo de campagne de Marine Le Pen. Il est aussi à noter la prédominance des call to action renvoyant vers les réseaux sociaux sur le site. À titre d’exemple, le logo de Snapchat est de la même taille que le logo type créé par le FN pour obtenir les parrainages des maires de France. Pour ratisser large, le FN s’est même essayé aux posts sponsorisés sur Facebook, comme son cousin autrichien. Le FPÖ, parti d’extrême droite autrichien présent au second tour des élections fédérales de 2016, n’avait pas hésité à investir massivement pour que chacun de ses posts de campagne présidentielle soit diffusé aussi largement que possible sur Facebook. Une stratégie qui n’a pas suffi, le FPÖ perdant au soir du 4 décembre 2016. Si le FN est aujourd’hui présent sur Snapchat, Instagram, Facebook, YouTube et Twitter, c’est que depuis plus de 30 ans, il cible les classes populaires, les jeunes et les déçus de la politique. En 2015, Guillaume Daret de Ipsos Sopra Steria expliquait sur le plateau du 20h de France 2 que « le Front national recueillait 29% des voix des plus jeunes, les 18-35 ans, mais seulement 18% des plus de 60 ans. Ça veut dire que le Front national peine encore à convaincre les plus âgés. » Pourquoi ? Parce que le Front National peine à atteindre ces populations-là. Si l’âge demeure un frein à la stratégie de croissance du FN, le niveau d’instruction aussi. Ceux qui ont un niveau inférieur ou égal au bac se tournent en majorité vers le parti de Marine Le Pen, contre seulement 16% des titulaires d’un bac + 3. Selon The Media Insight Project, piloté par deux instituts américains de recherche, 88 % des jeunes adultes (18-34 ans) s’informaient régulièrement par le biais des réseaux sociaux. Sur la totalité des sondés, 47% disaient y trouver la plupart de leurs informations sur la politique nationale et 62% indiquaient qu’il s’agissait de leur principale source pour les questions de société…
Pour sa stratégie de dédiablositation, le Front National a misé sur le contenu, la conversion des visiteurs en électeurs à force de matraquage et a délégué (volontairement?) l’acquisition et la fidélisation à la « fachosphère », bien plus virulente, car il a compris l’importance d’internet dans le processus de prise de décision. Avec un engagement de son électorat dépassant toutes ses attentes sur internet et des résultats en constante hausse aux élections, cette stratégie fonctionne. En témoignent les 10,6 millions d’électeurs qui ont voté pour le FN aux élections présidentielles de 2017. Certains observateurs expliquaient alors que le FN avait atteint son apogée et ne pourrait pas séduire plus. L’approche AARRR permet de déterminer les indicateurs clés de performance à suivre, ceux à optimiser et ceux à prioriser pour améliorer la croissance d’une startup. Toutes les entreprises ont une limite de marché, et quand celui-ci est saturé, il faut se diversifier, aborder d’autres sujets, pour trouver de nouveaux axes de croissance. Le proche avenir nous dira si, avec la crise des gilets jaune, le FN aura réussi à ratisser encore plus large. Jusqu’à remporter les élections européennes? Affaire à suivre.
• Tous propos recueillis par KB, sauf mentions.