En tant qu’entrepreneur et citoyen, il est nécessaire de prendre de la hauteur sur nos actions pour se détacher de l’objet économique et penser objet social et sociétal. Aujourd’hui dans le monde du business et à fortiori dans l’écosystème startup, l’innovation est toujours traitée sous un angle économique. Elle y est alors traitée de manière unanime, érigée en réussite, en modèle ultime à suivre. Pourtant… vous êtes prêts à prendre un peu de recul sur la société que nous sommes en train de créer ? Attention, ça peut piquer !
Article paru dans Wydden Magazine, le magazine papier de 1001startups
Interview de Jean-Michel Besnier, philosophe spécialiste des nouvelles technologies.
Wydden & 1001startups : L’innovation est-elle forcément synonyme de progrès ?
Jean-Michel Besnier : on parle beaucoup d’innovation, mais je ne sais pas si l’on est toujours bien conscient de ce que l’on opère derrière les innovations. L’innovation n’est pas toujours un progrès, il ne faut pas se bercer d’illusions. C’est l’apport de quelque chose de neuf mais ce neuf n’est pas forcément un plus par rapport à ce qu’il y avait jusqu’alors.
Le contexte a beaucoup changé par rapport à ce que nous avons pu connaître pendant les Trente Glorieuses. Jusqu’alors, dans les pays développés, nous étions soucieux de planification. On analysait la société, ses besoins, on faisait des enquêtes pour établir les besoins supposés des gens et pour y répondre au mieux en engageant les moyens et les techniques. On était dans un schéma lamarckien, c’est-à-dire que la science et la technique apportaient les solutions pour que les gens s’adaptent à leur environnement.
Aujourd’hui, nous sommes dans le modèle tout à fait inverse. On est entré dans un modèle darwinien, qui fait prévaloir le hasard et appelle la sélection naturelle.
Avec internet, on pousse toujours à l’appauvrissement de l’esprit critique
Concrètement, ce n’est plus la science qui propose des réponses à des besoins, mais ce sont les sciences et techniques qui émettent des objets de toutes sortes qui inondent le marché, pour tâcher de créer une demande. Et c’est le marché qui déterminera au bout du compte, lequel de ces objets va survivre et se développer.
À aucun moment la société n’est positionnée en première. Cela entraine une prolifération d’offres, de startups qui vont créer des applications, des choses souvent inutiles, qui ne répondent à aucun besoin. Mais qui, avec beaucoup de marketing et une grosse force de frappe, vont pouvoir s’imposer aux gens comme indispensables. Avant on répondait aux besoins latents après les avoir révélés, aujourd’hui, on crée des besoins et des addictions. Et comme une innovation est par définition éphémère, car une nouvelle innovation chasse par nature une autre innovation, le cycle n’en finit jamais. C’est la situation psychosociologique dans laquelle on évolue et qui donne à l’humain le sentiment d’une fuite en avant permanente. On n’a plus le temps de rien. On n’a plus le temps de se poser, on est sans cesse sollicité… et cela crée une surchauffe permanente, une grosse fatigue globale. Dans notre société actuelle, je trouve le climat sociologique inquiétant.
Il y a beaucoup de stress et les gens sont de plus en plus désespérés. Car cela engendre beaucoup de dépression, qui se manifeste par des découragements profonds – ce que l’on nomme désormais le « brown-out » -, mais aussi parfois par de l’hyper activité – au risque du burnout.
Oui on assiste clairement de nos jours à la multiplication des besoins, des choses à utiliser, à posséder et donc le problème du choix, qui peut être parfois anxiogène. On pense que l’on est plus heureux lorsqu’on a le choix, mais en réalité, est-ce que trop de choix ne rend pas plus malheureux ?
C’est en effet une conséquence de cette surchauffe. On est toujours tiraillé par les choix à faire. Désormais, l’Homme est considéré comme un support de consommation et de données commercialement exploitables. Alors, il est condamné à cette espèce de virevolte permanente : aujourd’hui il se jette sur le Pokémon et demain ce sera sur autre chose.
L’Homme qui vit dans une société comme la nôtre est « désubstantialisé ». Il est privé de son intériorité, il n’a plus de centre de gravité, il n’existe que dans le passage permanent qu’il est obligé d’opérer entre telle ou telle chose, telle ou telle activité. Il n’est jamais dans une position de stabilité. En réalité, on n’a plus tellement le choix, on est poussé par derrière, happé par devant. On ne peut plus se poser, constater et réfléchir. Nous sommes dans une société « liquide », dans laquelle les individus craignent de rater le changement, d’être à la traîne et de devenir obsolètes.
Est-ce que cela veut dire que cette société peut parfois nous uniformiser en tant qu’être humain ? Est-ce que l’on peut parler de perte d’identité ?
Le terme d’identité est particulièrement intéressant. L’être humain en effet, est aujourd’hui de plus en plus défini par une identité numérique. Cela signifie que nous existons de plus en plus en tant qu’être humain seulement à partir du moment où l’on peut identifier les passages que nous avons accomplis sur le web, dans le cyber espace, dans tous les lieux qui captent des données.
Personnellement, je trouve déjà inquiétant que les gens ne se demandent pas ce qui résulterait du fait de pouvoir vivre plus de 150 ans.
L’identité numérique c’est l’identification de l’ensemble de l’historique de vos actions sur internet. Cela ne vous définit plus comme un Homme, mais comme une somme d’actions. L’Homme est devenu un pourvoyeur de données, de datas qui sont aujourd’hui confiées aux algorithmes. Essentiellement ceux des GAFA…
Cette situation est aujourd’hui totalement installée et tout est fait pour que nous ne la remettions jamais en question. Que nous l’acceptions toujours davantage.
Au-delà de l’identité numérique, l’image numérique est aussi devenue essentielle. Est-ce que nos vies ne sont pas aussi guidées par ce que nous voulons montrer de nous plutôt que ce que nous sommes réellement ?
Ce qui caractérise nos vies aujourd’hui dans le numérique, ce ne sont pas en réalité des choix, mais des trajectoires. Nous empruntons des trajectoires sur la base de micro décisions, dont nous ne saisissons pas forcément les tenants et les aboutissants.
Le réseau social est par exemple caractérisé par une invitation à la réactivité et non pas à la réflexion. Un like, un plus, un retweet… et chaque réaction enclenche une nouvelle trajectoire.
Et l’on passe ainsi de trajectoire en trajectoire. En mathématiques, on traduit ça avec les systèmes dynamiques. On va modéliser, anticiper les trajectoires… au milieu du système numérique global, chaque individu est une particule et chacune de nos actions dicte une myriade d’autres petites trajectoires. Sur le plan psychologique, les réseaux sociaux nous invitent clairement moins à communiquer qu’à nous exprimer. L’expression, et non l’opinion, est devenue le régime dominant. Nous n’attendons d’ailleurs que très rarement des réseaux sociaux un échange dialogué et argumenté. On veut un like, un favori, un retweet… on émet des signaux et l’on attend que ces signaux produisent des résultats. On peut parler de « jaculation » (Lacan, ndlr) : on jette et on voit ce que cela produit. Les réseaux sociaux nous incitent toujours plus à nous désinhiber. Alors qu’à la base de la culture et de l’éducation, l’inhibition est importante. Au début des réseaux sociaux, on pensait que cela nous permettrait de dialoguer avec l’autre, nous ouvrir à un autre monde. On sait aujourd’hui avec certitude que les réseaux sociaux renforcent les communautés affinitaires et favorisent l’entre soi. On est dans une situation que les mathématiciens appellent la tautologie, l’enfermement identitaire… l’inhibition est importante.
Au début des réseaux sociaux, on pensait que cela nous permettrait de dialoguer avec l’autre, nous ouvrir à un autre monde. On sait aujourd’hui avec certitude que les réseaux sociaux renforcent les communautés affinitaires et favorisent l’entre soi. On est dans une situation que les mathématiciens appellent la tautologie, l’enfermement identitaire…
Outre la communauté, les réseaux sociaux se substituent également de plus en plus aux médias. Et on sait que les algorithmes uniformisent aussi les informations, et nous poussent les sujets dans la continuité de ce que nous avons déjà consommé. Le divertissement est de plus en plus prégnant sur l’information, et l’information poussée vise à renforcer nos croyances et pensées. Est-ce que cela contribue également à une certaine perte d’identité ?
Les médias traditionnels ont toujours joué à la fois le rôle d’informateur et de lobby d’idées. Il n’est pas nouveau de vendre du papier avec des titres racoleurs ou des sujets de divertissement. Non, ce qui est nouveau avec internet, c’est que l’on rentre dans un processus qui est hégémonique, et pousse toujours plus à l’appauvrissement de l’esprit critique, du fait de l’obsession de l’immédiateté et du temps réel. Les médias cherchent avec internet des réactions immédiates. Cette course à la réactivité nous empêche une certaine distanciation, qui nous éloigne de l’esprit critique. L’esprit critique naît justement de la possibilité de mettre en perspective, et la mise en perspective suppose une distanciation, pour juger et décrire les choses. Nous sommes donc dans un processus qui est de plus en plus racoleur et démagogique, dans une logique de formatage qui vise à forcer le consentement et l’acceptation. Vous avez aujourd’hui presque un devoir civique d’être connecté en permanence, l’assujettissement est incroyable.
Ne sommes-nous finalement pas face à un paradoxe ? Nous avons l’impression que nous sommes plus libres qu’avant, car nous avons le choix pour tout, nous nous sentons plus libres de nos idées, car nous pouvons accéder facilement à toutes les informations, nous pouvons voyager beaucoup plus facilement qu’avant et pourtant, vous semblez dire que nous n’avons jamais été aussi peu libres !
Oui aujourd’hui il y a un glissement des valeurs. Cela me fait penser à 1984 d’Orwell. Dans le dernier chapitre, on explique comment le pouvoir totalitaire entreprend de changer le sens des mots, car il sait combien la pensée est indissociable du langage. On ne va pas supprimer le mot « liberté » mais on va lui imposer de ne désigner qu’une seule situation – celle où un passage est ouvert, ou bien fermé. Le passage est « libre », ou bien il ne l’est pas. Réduit à cette alternative mécanique dans cette Novlangue, le mot liberté perd toutes ses connotations historiques et culturelles : la révolution, la solidarité, le droit, l’espérance… il est neutralisé. Aujourd’hui, pour moi, on assiste à un traitement du langage qui relève de ce schéma. On appauvrit notre représentation du monde en réduisant toujours plus la signification des mots, en refusant la polysémie sous prétexte de transparence ou pour satisfaire aux exigences de nos machines à communiquer. C’est ainsi qu’on a le sentiment d’être plus libre aujourd’hui, alors que cela est le fait d’un appauvrissement considérable des perspectives qui associaient la liberté à l’émancipation, à la résistance aux oppressions du travail, de la consommation, des dogmatismes… . Avant, les éléments de servitude apparaissaient de manière plus flagrante, donc on se battait pour ne pas être opprimé. On est tout autant dans une situation oppressive, mais on n’en a plus l’impression et l’on consent sans le savoir à être asservi. C’est ce qui est dangereux. Alors est-on aujourd’hui plus libre qu’il y a 50 ans ? On entend dire de plus en plus que la vie privée c’est « petit bourgeois », et que l’on peut imposer, exiger des individus, une transparence totale. Supprimer la notion de vie privée en somme. Mais si la notion de vie privée n’existe plus, alors on va perdre la notion de conscience associée à l’individu et à son intériorité, donc la notion de spiritualité ou l’approche distanciée et symbolique des choses. Si l’on réfère la responsabilité nécessaire à la morale uniquement à la société et non plus aux individus, le sens de la responsabilité individuelle n’existera plus. C’est ce qui se passe déjà avec Internet. Il est devenu difficile d’identifier réellement le résultat de nos actions sur le web, car une action est toujours plus ou moins le résultat d’une série d’éléments qui nous débordent.
Nous sommes soumis à une telle pression de « réaction », que nous n’avons jamais le temps d’analyser et de formuler une intention. La conséquence est que lorsqu’il s’agit aujourd’hui d’imputer une responsabilité sur internet, ce sont toujours des groupes, des réseaux… qui sont incriminés. Il y a clairement une dilution des responsabilités. On s’habitue à ce que ce ne soit plus les individus, mais les dispositifs eux- mêmes qui soient à l’origine des décisions. Et là, on arrive doucement dans la problématique du transhumanisme, qui annonce qu’une intelligence non biologique va prendre la relève de notre intelligence et décider pour nous.
La question de l’innovation et du progrès dans la santé est souvent une question qui ne se pose pas, car en tant qu’individu, on souhaite toujours que la médecine progresse pour soi-même ou pour les siens. C’est un avis très consensuel ! Pourtant, dès que l’on aborde la question du transhumanisme, on en vient à se poser des questions sur les limites des progrès de la médecine…
La notion de santé va aujourd’hui au-delà de l’absence de maladie. Elle intègre également la notion de bien-vivre. Le médecin n’est plus seulement quelqu’un qui doit restaurer l’équilibre de notre organisme, mais il est celui dont on attend qu’il nous livre les clés du bien-être, ce que l’on peut appeler aussi le bonheur. Au nom de la santé ainsi élargie, on est en effet capable de tout accepter. Tout ce qui pourra contribuer à améliorer notre bien- être et notre longévité sera considéré comme désirable. C’est ainsi qu’on se comporte de plus en plus comme si l’on était des animaux soumis à leur seul instinct de conservation. Vivre, ce n’est plus pour nous que survivre indéfiniment. On veut à tout prix que nos mécanismes continuent de fonctionner et que la mécanique corporelle soit toujours parfaitement efficace. C’est pour ça que la santé est le cheval de Troie de l’innovation ! Tout est bon pourvu que cela la serve… Nous nous considérons comme des êtres vivants, et nous sommes prêts à oublier que nous sommes aussi des êtres humains. Vous allez me dire qu’être humain ça suppose être vivant, bien sûr, mais ce qui est une condition nécessaire n’est pas une condition suffisante. Il est nécessaire d’être vivant pour être humain, mais il n’est pas suffisant d’être vivant pour vivre comme un être humain. Par exemple, on nous dit que grâce à la médecine connectée, nous allons pouvoir surveiller l’évolution de notre organisme et anticiper les dégâts.
Désormais, l’Homme est considéré comme un support de consommation et de données commercialement exploitables.
C’est la médecine prédictive… on va mettre en œuvre une médecine personnalisée, fondée sur la collecte de milliers de données qualitatives, pour caler au niveau de notre organisme les moyens à mettre en œuvre. Personnellement, je trouve déjà inquiétant que les gens ne se demandent pas ce qui résulterait du fait de pouvoir vivre plus de 150 ans. Du fait de ne plus devoir faire attention à soi, parce que demain tout serait traité par les données de manière algorithmique. Du fait que demain la relation au médecin ne passerait plus par une relation dialoguée, mais par le traitement statistique de datas collectées… Mais ce qui est très préoccupant, et à mon sens le comble de la déshumanisation, c’est qu’une maladie puisse ne plus être accompagnée d’une composante humaine existentielle.
On considère de plus en plus que la maladie est une panne, et que l’on va la réparer avec des outils de plus en plus performants. Une panne, un diagnostic, une réparation en somme. On ne va plus chercher à dialoguer avec le patient, à comprendre les retentissements à la fois sociaux, psychologiques, spirituels, métaphysiques… de la maladie. Pourtant, la maladie, ce n’est pas une panne ! C’est la transformation d’un certain rapport au monde, c’est aussi, souvent, l’occasion d’une prise de conscience… La maladie, c’est plein de choses. La maladie est humaine parce qu’elle rayonne des valeurs, des fantasmes, des aspirations, des croyances… Si on réduit la maladie à une simple panne, on éradique tout ça et on désymbolise l’existence humaine. Donc en tant qu’individu, je crois qu’il est nécessaire de réaliser que l’on a quand même un choix à opérer. Soit nous optons pour une médecine entièrement robotisée, dans laquelle n’interviendra plus la dimension humaine. Soit nous décidons de résister et de lutter pour que la médecine « technologisée » ne devienne pas une sorte de mécanique de haute volée. Lorsqu’on pose la question de l’immortalité aux gens sensés, je me réjouis qu’ils révèlent ne pas songer sérieusement à prolonger indéfiniment les métabolismes de leur organisme. On souhaite mourir le plus tard possible, sans souffrance et sans déchéance, mais pas devenir immortel. Il est donc essentiel de prendre un peu de recul sur l’innovation dans la médecine, et de penser à l’humain en tant que tel, pas comme un animal, pas comme une machine. Je crois qu’on est encore tout à fait capable de décider que ce n’est pas vraiment ce que l’on souhaite pour l’humanité, mais pour cela il est important de le réaliser maintenant.
Tous propos recueillis par GO.