« Quelle ponctualité ! On n’a pas eu le temps de faire un point ! » Raquette de ping-pong à la main et tout sourire, Pierre-Ambroise Bosse, champion du monde du 800 mètres, est égal à lui-même. Il s’installe à côté de Bryan Cantero, CEO de la startup Deserve Her, son ami et athlète de haut niveau lui aussi. Les deux associés, membres de l’équipe de France d’athlétisme, ont créé une application de rencontres qui lance « la première compétition de séduction ». Rencontre avec deux spécialistes du demi-fond qui ont trouvé dans l’entrepreneuriat l’exigence et la remise en question permanentes du sport de haut niveau.
Bryan, Pierre-Ambroise, comment en êtes-vous venus à créer une application de rencontres ?
PAB : On se connaît depuis que l’on a 17 ans et on a séduit pas mal de femmes ensemble, de tous horizons, de tous âges et de tous poils (sic). On a eu cette idée quand on était à l’INSEP (Institut National du Sport, de l’Expertise et de la Performance), dans un coin paumé en plein milieu du bois de Vincennes. Quand tu arrives là à 18 ans, sans voiture, et qu’il faut prendre le bus n°112, la ligne 1 puis la ligne 4 du métro pour rejoindre Saint-Michel, il faut être motivé pour aller rencontrer des jeunes filles… L’idée de Deserve Her vient d’ailleurs de ce besoin.
BC : Clairement, on n’a pas eu le choix, il fallait s’adapter à la situation. Donc on est allé comme tout le monde sur les sites et applications les plus connus. Mais on n’y trouvait pas notre compte, et l’on s’est vite aperçu qu’on n’était pas les seuls…
Mais pourquoi vouloir lancer une application de rencontres, sur un marché très concurrentiel et sur un secteur qui nécessite de gros investissements ?
BC : Très vite, on s’est rendu compte qu’on aimait bien poser beaucoup de questions aux femmes que l’on rencontrait. Du genre, pourquoi sont-elles sur l’application ? Que recherchent-elles ? Ce qu’elles aimaient bien sur ces applications ? On a fait un benchmark des applications au fur et à mesure des conquêtes qui ont abouti à la découverte des forces et des faiblesses de chacune des applications utilisées. Ça nous a poussés à imaginer quelque chose qui nous conviendrait, mais surtout qui plairait aux femmes. En réalité, ce sont elles qui détiennent le marché du dating, et non pas nos concurrents. Si demain toutes les femmes décident de migrer sur Deserve Her, les cartes sont rebattues.
PAB : Chaque fois que Bryan rencontrait des filles, il se connectait sur leur compte AdopteUnMec pour savoir si elles subissaient les avances de mecs lourds ou autres, il avait beaucoup d’anecdotes.
BC : Je voulais comprendre, et ce qui me choquait à chaque fois c’était cet excès de demandes pour les filles. Ça peut donner une impression de harcèlement. Et côté garçon, il y avait ce sentiment de frustration par le manque de matching et la crainte de se faire berner par de faux profils.
PAB : Bryan était venu dans ma chambre de l’INSEP avec l’idée de l’application. On a sorti le tableau blanc et rapidement on avait les grandes lignes du concept et le nom aussi. On savait que ce ne serait pas évident, c’est comme sur le 800 mètres, ce n’est pas parce qu’il y a de la concurrence qu’on ne peut pas gagner.
De consommateurs déçus, vous êtes passés à créateurs. C’est un processus très logique dans l’entrepreneuriat. Étiez-vous vraiment à la recherche de cette opportunité ou le faisiez-vous involontairement ?
BC : C’était inconscient. On n’avait pas l’idée de faire une application de rencontres, on avait 20 ans, on ne connaissait pas les caractéristiques du marché et tout le monde nous disait : « il y a tous les jours une nouvelle application donc ne vous lancez pas là-dedans ». Mais c’est comme le sport en fait, c’est hyper difficile de faire des performances et de percer. Et donc on s’est dit : « pourquoi ne pas se lancer ? »
Parlons de votre application Deserve Her, quelles nouveautés apporte-t-elle ?
BC : Le problème de base des applications de rencontres est le déséquilibre hommes/femmes. En moyenne, il y a une femme pour trois hommes. Contrairement aux applications qui essayent de faire croire qu’elles ont autant de femmes que d’hommes, on a décidé de jouer avec ce ratio. On a donc créé une compétition de séduction à trois hommes pour une femme. L’idée a été de recréer ce qui se passait dans la drague du monde réel en virtuel. La première étape c’est l’« eye contact » par la photo, donc la femme reçoit trois photos et elle n’en choisit que deux. Et la deuxième étape c’est la voix. La voix est quelque chose de très demandé par les femmes.
PAB : Pour les femmes, on fait appel au côté émotionnel, la vue et l’ouïe. Et les retours de nos utilisatrices vont tous dans le même sens : elles adorent ! Pour les hommes, les trois rounds impliquent de “se mouiller“. On n’est plus derrière son écran à envoyer des « salut, ça va ? ». Si tu veux passer au round 3, il va falloir te mettre à découvert. Disons que… ça fait le ménage !
On sent bien que le gaming a une place prépondérante dans votre application, pourquoi avoir fait ce choix ?
BC : On veut créer de l’interaction. Dans beaucoup d’applications, il est difficile de briser la glace dans la phase de chat. On voulait apporter du contenu sur lequel rebondir pour entamer la discussion. D’où l’idée de la voix et de la punchline qui peuvent permettre à la femme de faire le premier pas.
PAB : Oui, c’est une très bonne surprise, dans 80% des cas, la femme envoie un message suite au message vocal envoyé au round 2 par les hommes. On travaille sur des fonctionnalités supplémentaires toutes tournées vers la “gamification“. On veut faire du “game-dating“, c’est-à-dire séduire en s’amusant. C’est aussi cette logique de “gamification“ qui va nous permettre de monétiser l’application dans une deuxième version.
Si l’on revient en arrière, que s’est-il passé dans vos têtes au moment où sur le tableau blanc vous avez vu vos idées et le nom de votre application ? N’avez-vous jamais été inquiétés par le fait de ne pas avoir de formation business, de compétences techniques ou de ne pas connaitre le milieu des applications mobiles ?
PAB : On vient du monde du sport et on n’a pas fait d’école de commerce ou d’informatique. Évidemment, on n’avait pas les reins solides à ce moment-là. Notre force a été d’en avoir conscience et de nous adapter à chaque étape. Je pense que le sport de haut niveau apporte le bon état d’esprit , celui qui permet de trouver la solution dans chaque situation difficile.
BC : On savait pertinemment qu’on aurait des leviers avec notre réseau sportif, mais il fallait trouver les clés pour nous permettre d’avancer et d’utiliser ce réseau à bon escient. On a rencontré les bonnes personnes qui nous ont permis de faire naître le projet et de garder le cap. Comme toutes les startups, on a avancé au gré des rencontres, on a fait les montagnes russes. Par exemple, on a attaqué le développement avec une grosse agence puis on a arrêté. On a rencontré d’autres personnes avec qui ça s’est mal passé puis enfin une personne qui nous a mis un gros coup de boost. Mais dans le même temps, on devait jongler avec nos moyens financiers, parce qu’on ne pouvait pas mettre 300 000€ dans une première version d’application. Pourtant le marché est très concurrentiel et si on ne sort pas un beau produit, personne ne le téléchargera. On a lancé une version bêta pour tester le concept. L’application compte plus de 30 000 téléchargements. Sans budget marketing, on a réussi à avoir deux fois plus de femmes que nos concurrents, avec des retours très positifs. Aujourd’hui, il ne nous reste plus qu’à passer au niveau supérieur. Ça passe par du recrutement et donc une levée de fonds sur laquelle nous travaillons.
Comment se passe le développement de l’application puisque vous n’avez pas de CTO en interne et que vous n’avez pas ces compétences ?
BC : J’ai fait un startup weekend pour un projet qui n’avait rien à voir et j’ai rencontré les gens de Startup Nursery, un accélérateur technologique. Avec eux, on a pu créer cette version bêta et bénéficier d’une vraie expertise. Ils ont joué ce rôle de CTO. Nous cherchons désormais à intégrer des développeurs en interne pour accélérer le rythme et passer un nouveau cap.
PAB : On l’a prouvé. C’est possible de valider le concept de son produit ou son application avec un développement en externe. Mais maintenant il faut qu’on avance plus rapidement et pour cela il nous faut un profil technique. Ça se fait en parallèle de la levée de fonds.
Justement, comment trouvez-vous le temps de développer Deserve Her en même temps que votre carrière ?
PAB : Notre binôme est pour beaucoup dans notre bonne organisation. J’ai ma carrière, mais Bryan a aussi la sienne. Dès le départ, il m’avait dit que si ça prenait il était prêt à arrêter la course, donc Bryan c’est vraiment la tête des opérations, surtout cette dernière année. Il a tout organisé pour le lancement de février et a déjà mis sa carrière entre parenthèses, alors que c’est un potentiel finaliste mondial dans sa discipline. Bryan c’est un vrai entrepreneur, moi je suis un sportif de haut niveau en pleine carrière. Si ça décolle, je resterai dans un rôle de porte-drapeau, parce que je me suis engagé, notamment pour Paris 2024, mais je jouerai toujours mon rôle d’ambassadeur de Deserve Her.
BC : C’est vrai que notre complémentarité est totale. Quand il faut “pitcher“ le projet, Pierre-Ambroise est exceptionnel. Il parvient à capter l’auditoire directement, que ce soit des utilisateurs ou des investisseurs, donc c’est hyper simple pour moi de venir expliquer le projet derrière et de donner les bonnes statistiques pour convaincre. On a dépassé les 190 000 parties jouées, 350 000 messages envoyés et on a un ratio femme/homme supérieur à la moyenne du secteur et surtout les retours positifs malgré quelques bugs au départ. Notre carrière sportive nous donne la force de relever le défi.
Vous souhaitez lever des fonds, votre carrière de sportif est-elle un gage de sérieux ou un désavantage quand vous rencontrez des investisseurs ?
BC : Une startup c’est comme un sprint long. Ça peut être très bref, parce que tu peux vite te planter, mais tu peux aussi jouer sur la durée. Et notre discipline c’est du sprint long, que ce soit sur 1500m ou 800m, il faut être endurant, rapide et toujours se remettre en question. On a des objectifs à plus ou moins long terme et on met tout en oeuvre pour les atteindre. Le fait de faire du sport de haut niveau, encore plus depuis le titre de champion du monde de Pierre, prouve notre sérieux, notre engagement et notre motivation. Une application de rencontres doit savoir faire parler d’elle et attirer un maximum de monde. C’est un vrai avantage par rapport à nos concurrents d’avoir quelqu’un comme Pierre dans l’équipe.
Ce côté showman de Pierre-Ambroise et le récent titre de champion du monde ont apporté une véritable couverture médiatique à votre application. Mais comme la plupart des papiers occultaient Bryan et la stratégie de votre startup, on a eu l’impression que c’était presque un hobby cette application, entre deux compétitions…
PAB : On a eu certes beaucoup de papiers qui parlaient de mon titre, ce qui est normal… Mais on a eu également de nombreux articles qui présentaient Deserve Her.
BC : C’est la donne du moment qui veut ça. On peut aussi inverser la tendance, mais on savait pertinemment que ça se passerait comme ça après son titre. La personnalité de Pierre et ses interviews décalées peuvent faire penser que tout ce qu’il fait est une blague, mais quand on présente le projet et que l’on parle avec les investisseurs ou les acteurs de l’écosystème, il n’y a plus d’ambiguïté.
Ces moments de surexposition se ressentent-ils dans les metrics de votre application ?
BC : Oui, on fonctionne beaucoup par phases. On a eu le buzz du lancement au mois de février, puisqu’on avait bien préparé le lancement avec des jeux, des teasers et des annonces sur notre site et nos réseaux sociaux. Donc tout de suite on a eu un pic. Ensuite, on a travaillé avec une agence de relations presse, on s’est retrouvé sur Konbini et d’autres médias, et on a eu un nouveau pic. Ça a fonctionné de la même façon avec Pierre-Ambroise. Le jour où notre stratégie d’acquisition sera officiellement lancée avec des affiches, de la publicité dans les médias online et offline, les gens connaîtront déjà l’application. Sans forcement le vouloir, Pierre-Ambroise fait un travail de notoriété de fond que l’on peut facilement valoriser devant des investisseurs ou autres partenaires.
Tinder a explosé en partie grâce aux Jeux Olympiques et aux athlètes américains qui ont diffusé l’application dans le village olympique. Est-ce que vous misez sur ce type d’événement et sur cette communauté ?
PAB : Oui ! Les Jeux Olympiques 2020 arrivent et on veut s’internationaliser rapidement, surtout en Asie, parce que l’on sait que les logiques de gaming et de dating mêlées vont cartonner. Les Jeux se dérouleront au Japon et on sera encore au top de notre carrière de sportif, donc il faudra tenter des choses à ce moment-là. En fait, vous venez de démontrer qu’on avait le profil parfait pour lancer le prochain Tinder !
Les sportifs font généralement le choix de se lancer après leur carrière. Pourquoi l’avoir fait pendant ?
PAB : Habituellement, les sportifs ne prévoient pas trop et quand la fin arrive, ils se retrouvent dans la merde (sic) et deviennent consultants ou kinésithérapeutes par obligation. On ne pensait pas à ça dans une optique de reconversion, mais maintenant que l’on voit que l’application peut marcher et que les gens l’utilisent, on se prend au jeu et donc on se dit que notre carrière peut aider au développement de l’application !
BC : Oui, puis autant profiter de notre notoriété quand on est au sommet de son sport. Par exemple, Pierre-Ambroise vient de passer sur un gros plateau télé (Touche Pas à Mon Poste, C8, NDLR). On en a profité pour lancer une nouvelle version avec un tout nouveau design. Deserve Her n’est pas un side project, nous avons une vision et nous voulons nous imposer sur le long terme.
N’avez-vous pas songé à lancer un business dans le sport ?
PAB : On est plutôt dans la logique inverse. Quand on sort en soirée, on est plus piano-bar que bar de sport. Maintenant avec la notoriété c’est encore pire, les gens veulent nous parler de sport et de performance tout le temps, mais il n’y a pas que ça qui nous anime.
BC : Je n’ai jamais trop compris pourquoi quand tu baignes dans un monde où tu vis sport, tu manges sport, lors des phases où tu peux t’évader, tu ne vas pas voir ailleurs ? On a toujours été de l’autre côté, on a toujours eu des projets. Et à vrai dire, monter une startup, c’est du sport !
Pour finir, si vous deviez résumer l’ambition de Deserve Her en une phrase ?
BC : La première vraie compétition de séduction dans le monde.
PAB : L’objectif reste la première place !