Jeudi 2 Mars Heetch, l’application Française de transport entre particuliers de nuit a été condamnée notamment d’organisation illégale. Symbole du rapport de force pouvant exister entre les startups représentant la nouvelle économie et les corporatismes, le verdict condamnant Heetch a mis en émoi tout l’écosystème.
Pour autant, si le devenir de Heetch reste à déterminer, faut-il en conclure que la législation Française freine le développement de l’économie collaborative?
Sabah Boumesla, avocate chez Reveability a répondu à nos questions
Le verdict qui vient d’être délivré pour Heetch était-il prévisible ?
Difficile de répondre à cette question. Ce que l’on peut dire c’est qu’entre la création de la start-up en 2013 et son procès en 2016, le cadre juridique a pas mal évolué. Il n’existait pas de réel vide juridique à la création de Heetch puisque la start-up intervenait sur un marché règlementé qui par définition était donc soumis à des règles contraignantes.
L’organisation d’un système de mise en relation de clients avec des conducteurs se livrant au transport routier de personnes à titre onéreux à ensuite été encadré avec la loi Thevenoud en 2014. La loi distingue deux types d’activités : « les prestations de transport routier de personnes effectuées à titre onéreux » soumis à l’obtention d’une licence professionnelle et les activités impliquant un « partage de frais » qui elles, en sont exonérées.
S’agissant des infractions relatives à la complicité d’exercice illégale de la profession de taxi l’enjeu était donc de savoir si les chauffeurs de Heetch se livraient au transport routier de personnes « à titre onéreux » soumis à l’obtention d’une licence professionnelle ou s’il s’agissait d’un simple « partage de frais ».
Le principal axe de défense de Heetch a été de souligner que le revenu de ses conducteurs est plafonné à 6000 euros par an, ce qui n’inclut donc, selon eux, que le partage de frais. Heetch soulignait également sa spécificité par rapport à Ubber POP, condamnée en juin 2016 sur ces mêmes fondements, en invoquant que le paiement par les usagers est libre. L’application émet simplement des recommandations sur le prix du trajet. Le client fixe le prix comme bon lui semble : il peut même ne rien payer du tout.
Cependant, les utilisateurs sont notés. Mieux ils payent, meilleure sera leur note, et plus ils auront de chance de retrouver un conducteur. A l’inverse, les mauvais payeurs sont mal notés avec le risque de ne pas trouver de chauffeur pour les transporter.
On peut penser que le système de notation des utilisateurs a constitué un argument de taille pour le Tribunal et qu’il a estimé qu’il s’agissait pour la plateforme d’imposer indirectement des tarifs.
Le Tribunal n’a pas retenu l’argument du seuil inférieur à 6000 € pour retenir le partage de frais et a estimé que les chauffeurs de Heetch exerçaient une activité à titre onéreux soumis à licence professionnelle.
Le juges-tu sévère ?
On peut considérer effectivement qu’il s’agit d’un jugement sévère dans la mesure où les condamnations prononcées sur le plan pénal sont très proches des réquisitions du Procureur de la République. Ils ont été reconnus coupables des trois chefs d’infraction qui leur ont été reprochés et ont été condamnés à des peines d’amendes assez lourdes. Le Tribunal n’a cependant pas été jusqu’à l’interdiction de gérer pendant deux ans requis par le Procureur de la République à l’encontre des deux co-fondateurs. Cette réquisition du Procureur était particulièrement sévère puisqu’elle avait pour finalité d’empêcher les deux co-fondateurs d’être à nouveau dirigeants de société.
Sur le plan civil, la condamnation est tout aussi sévère puisque le Tribunal a retenu la recevabilité des 1460 parties civiles et a décidé d’indemniser les taxis non pas sur la perte éventuelle de leur chiffre d’affaires, les preuves matérielles produites par les taxis étant insuffisantes, mais en raison du préjudice moral subi. Or le préjudice moral est en principe le plus difficile à indemniser.
Le préjudice moral correspond au choc psychologique et à la souffrance morale endurée par la victime à la suite d’une infraction.
Il est très difficile à évaluer et il n’existe pas de règles en la matière pour procéder à son chiffrage.
Le fait pour le Tribunal de décider de faire droit à l’indemnisation des chauffeurs des taxis pour préjudice moral à hauteur de 440 000 euros pour ce type d’infraction démontre la volonté du Tribunal de sanctionner sévèrement les agissements de Heetch et de leurs dirigeants. La sanction du Tribunal sur le plan civil est d’ailleurs économiquement plus lourde pour la société que le montant des amendes pénales ..
Quelles sont les possibilités qui s’offrent à Heetch aujourd’hui ?
Heetch peut interjeter appel du jugement avec le risque qu’il soit condamné plus sévèrement en appel.
Heetch peut aussi décider de ne pas faire appel sur la sanction pénale et faire appel uniquement sur le montant de dommages et intérêts afin de tenter de limiter les pertes financières pour la société et éviter un éventuel dépôt de bilan.
Il peut enfin faire évoluer son modèle économique en essayant de le mettre en conformité avec le cadre légal actuel. Pour cela il sera nécessaire de faire une analyse fine des motivations du jugement pour tenter d’étudier les marges de manœuvres dont il dispose.
Le jugement rendu dans le cadre du procès Heetch constituera une jurisprudence intéressante pour les sociétés de l’économie collaborative qui s’intéresse au marché du transport routier courte distance entre particuliers et précisera la notion de « partage de frais ». De nouveaux modèles économiques pourront peut être se construire sur la base de cette nouvelle jurisprudence.
Est-ce que ce verdict est-il un mauvais signal de la justice envoyé à l’économie collaborative en France?
Non je ne crois pas. Cela reviendrait à dire que l’économie collaborative se réduit au marché du transport routier de nuit courte distance entre particuliers, or ce n’est pas le cas. Il existe de nombreuses start-up de l’économie collaborative dans d’autres domaines et dont le modèle n’est absolument pas remis en cause par le Procès Heetch.
Je pense que le mauvais signal que l’on pourrait envoyer à l’économie collaborative serait celui de laisser penser qu’il existe un vide juridique dans ce secteur alors qu’il est en réalité de plus en plus encadré. Les principaux enjeux juridiques de l’économie collaborative n’ont pas forcément été soulevés par le Procès Heetch. Il s’agit de la récolte des données collectées (leur utilisation, leur protection), le droit du travail (quel est le statut des travailleurs de ces plateformes), la fiscalité (la taxation des revenus générés) la responsabilité civile des plateformes.
Le mauvais signal pourrait plus se situer du côté des pouvoirs publics et de sa volonté d’imposer des contraintes de plus en plus lourdes sur le plan fiscal ou social ce qui pourraient dissuader les utilisateurs de l’économie collaborative et empêcher le développement de cette économie. On peut tirer un enseignement positif de ce procès : celui de la nécessaire prise de conscience de l’écosystème de l’économie collaborative que l’enjeu juridique doit être au cœur des préoccupations afin de leur permettre un développement pérenne. Ce message doit être d’autant plus fort qu’il est très important que des investisseurs continuent à parier sur cette économie.
Est-il possible aujourd’hui de développer un business dans l’économie collaborative en France sans être dans l’illégalité ?
Bien sûr ! Quid de Blablacar ? Airbnb ? les plateformes de crowfunding ? le Bon coin ? pour ne citer que les plus célèbres.. Il existe des centaines de start-up dans l’économie collaborative. L’économie collaborative n’est pas une économie souterraine ou illicite en soi !
Les risquent légaux ne résultent pas forcément de l’existence de textes législatifs contraignants mais plus de l’absence d’anticipations de certains risques qui ne sont pas forcément par expérience de grand enjeux pour l’équilibre du modèle économique de la start-up. Par exemple, il m’arrive souvent de revoir avec mes clients le système de notation mis en place par la plateforme afin de limiter les risques de requalification juridique en contrat de travail sans que cela modifie leur modèle économique. Souvent cela suffit à leur permettre d’exercer dans le cadre légal. Afin de limiter les risques juridiques, il est important de bénéficier de conseil le plus en amont possible et soigner la rédaction des conditions générales d’utilisation de sa plateforme collaborative. L’étude de risque doit se situer au moment de la création du modèle économique de la start-up et, il est ensuite, important de se tenir informé comme n’importe quelle société de l’évolution du cadre juridique en vigueur. Le rôle de l’avocat est ici essentiel, selon moi il appartient aussi aux avocats de faire bouger les lignes pour s’adapter aux besoins des nouvelles entreprises.
A l’échelle de l’Europe et du monde, la France condamne t-elle plus sévèrement les start-up de l’économie collaborative ?
Il est difficile de répondre à cette question, car je ne dispose pas d’étude comparé sur le sujet. En France, les principales condamnations concernent le plus souvent des start-up qui interviennent sur des marchés règlementés c’est le cas d’Uber Pop et plus récemment de Heetch. Mais il est intéressant de relever que, contrairement aux idées reçues, la France a choisi de faire évoluer les textes en vigueur notamment avec la Loi Thevenoud pour le transport de personnes et permettre notamment à Uber d’exercer en toute légalité alors que son activité est interdite dans d’autres pays en Europe et dans le monde.
Sur le plan européen, même si la commission Européenne n’a décidé pour l’instant que de se limiter à faire des recommandations aux Etats en leur demandant d’encourager cette économie plutôt que de la freiner.. on peut espérer que dans l’avenir les règles sur l’économie collaborative soient unifiées dans ce domaine comme dans d’autres secteurs.