Le monde du droit, et c’est une certitude, fait l’objet de nombreuses secousses technologiques depuis quelques années. Certains chuchotent avec effroi l’expression « d’ubérisation des professions juridiques », quand d’autres agitent le drapeau de la menace d’un futur sinistre où les legaltechs feront disparaître progressivement les acteurs du monde judiciaire tels qu’on les connait aujourd’hui. Oui, les professions, us, coutumes, usages et pratiques changent. C’est une certitude. Mais en faveur de qui ? Et pourquoi ? Et surtout comment ?
Pour tenter de répondre à ces questions, j’ai demandé à des protagonistes d’horizons divers de nous livrer leurs pensées et réflexions sur cette question : qu’ils soient juriste ou directeur juridique, avocat ou fondateur de legaltech, chacun dresse ici sa vision du paysage juridique de demain.
Alors, évidemment, de tels changements peuvent en effrayer plus d’un. Car c’est dans l’inconnu que l’instinct de préservation prend le dessus. Nul doute que leurs différents avis ne seront pas forcément partagés par tous, en ne reflétant que leur opinion personnelle, une opinion issue de leur expérience professionnelle de terrain. Mais leurs pensées convergent, de façon générale, vers un certain optimisme au regard des opportunités qu’offrent les nouvelles technologies pour tous les acteurs du monde juridique.
Pourriez-vous vous présenter pour nos lecteurs, et présenter votre activité ?
Antoine Gravereaux : Je suis avocat depuis 2007 en droit des technologies et de la protection des données à caractère personnel. Après quatre années d’exercice en cabinet, j’ai exercé mon activité pendant 5 ans et demi à la Direction Juridique du Groupe Société Générale (Holding) en qualité de responsable du pôle « Contrats & Nouvelles Technologies », avant de rejoindre, comme associé, le cabinet Staub & Associés, structure dédiée à l’IT et la Data.
Avec mon associé, nous avons créé la legaltech « Privacy on Track » et développé, en partenariat avec un éditeur de logiciel spécialiste de la cartographie de systèmes d’information, la première solution globale de mise en conformité à la GDPR.
Eve d’Onorio di Meo : Je suis Avocat fiscaliste depuis plus de 10 ans et plus récemment tournée vers la transformation numérique de mon métier, je me suis lancée dans l’aventure entrepreneuriale en cofondant la startup MaFiscalité.com.
Cette plateforme est la 1ère « Legaltech » française d’assistance fiscale en ligne et a pour objet le règlement de petits litiges en matière fiscale et l’assistance à la déclaration fiscale. Ma Fiscalité en délivre pas de conseils fiscaux et seuls les avocats référencés sur la plateforme sont en droit de le faire.
Bertrand Cassar : Actuellement secrétaire général de l’association « Open Law*, le droit ouvert », je mène également un projet de suivi et de veille informationnelle portant sur l’évolution du monde juridique sous l’influence du numérique, des nouvelles technologies et des start-up du droit : les LegalTechs. Je suis passionné par la transformation numérique, tant de l’administration, des entreprises que celles des usagers et ait hâte de voir ce qui nous attend dans une dizaine d’année.
François-Xavier Cao : Je suis François-Xavier Cao, à la fois juriste de formation (spécialisé dans le droit du numérique, et particulièrement dans la protection des données à caractère personnel) et développeur depuis l’âge de 12 ans. L’adoption du RGPD en avril 2016 a ouvert un nouveau marché de la conformité en matière de protection des données et j’ai décidé de me positionner dessus. J’ai alors créé Datajuristes, une société qui propose des services externalisés de protection des données et qui développe un logiciel d’aide à la mise en conformité (une sorte de boite à outils pour le délégué à la protection des données). J’ai également commencé le développement d’un logiciel permettant de mieux administrer son patrimoine en partenariat avec Me Christophe Delahousse.
Stéphane Larrière : Je suis Stéphane Larrière et je travaille comme directeur juridique en charge des achats au sein d’un groupe mondial leader dans l’IT et le numérique. Il s’agit pour moi, d’exercer mon métier au plus près de la technologie et du business ce qui contraint à une confrontation permanente avec la technique et ses adaptations. Au-delà du droit, cette confrontation m’a même offert, il y a déjà quelques années, l’opportunité de digitaliser, pour partie, mon métier grâce au développement innovant d’outils de génération automatisée de contrats ou de pilotage des risques juridiques, dont l’un d’entre eux a d’ailleurs été breveté, combinant ainsi technique et droit ! Autant d’éléments qui, associés à une pratique quotidienne du droit, me permettent aujourd’hui de partager mes réflexions personnelles à propos des rapports entre droit et technologie sur mon blog, La Loi des Parties, édité à titre privé.
Les legaltechs représentent elles une menace pour les professions juridiques, une réelle opportunité de s’ouvrir à de nouveaux marchés, voire un peu des deux ? Comment une cohabitation peut-elle être trouvée ?
Antoine Gravereaux : Les professionnels du droit peuvent voir ces nouvelles structures s’appuyant sur les technologies d’un mauvais œil, considérant qu’ils perdent des parts de marché. Je dirai qu’au contraire, l’évolution des techniques, au service des individus, est une formidable opportunité pour proposer une assistance juridique plus innovante.
Alors que le droit est souvent considéré comme une matière de spécialistes au langage parfois peu compréhensible, les legaltechs démocratisent l’accès au droit en accompagnant, en quelques clics, pour toute personne ayant un besoin juridique.
L’essor des legaltechs est d’ailleurs un moyen très fort pour les experts de la technique et du droit de se rapprocher et de mettre en commun leurs compétences. C’est ce que nous avons fait avec Privacy on Track. Grace à la technique et à l’automatisation de la cartographie de données et des traitements de données personnelles, la mise en conformité à la GDPR des entreprises s’en trouve facilitée. Nous apportons ainsi un service à très forte valeur ajoutée à nos clients dans des délais très serrés.
Eve d’Onorio di Meo : Toute innovation de services n’est pas forcément destructrice. Le besoin de droit existe et les professions juridiques doivent elles aussi utiliser les nouvelles technologies pour combler ce manque. Les startups du droit opèrent aujourd’hui sur un marché que les professionnels n’avaient de toute manière jamais investi et dans lequel il y avait un vide de droit, malgré un besoin évident des justiciables, mal compris et anticipé par les professions juridiques. Ces nouveaux acteurs ne sont donc pas des ennemis, bien au contraire, et sont aujourd’hui pour les professionnels du droit un levier et un moyen d’acquérir de nouvelles clientèles en soif de droit, en laissant la possibilité à ces derniers notamment d’être référencés sur des sites qui utilisent des techniques numériques et commerciales très adaptées au marché et donc devenir plus accessibles.
Il y aurait menace si et seulement si ces acteurs non professionnels du droit pouvaient délivrer un conseil juridique ou rédiger un acte juridique assorti de conseils, ce qui à ce jour leur est impossible. Il n’est pas question de défendre le « pré carré » des professions juridiques, mais plutôt de permettre aux justiciables d’être défendu dans des conditions optimales grâce aux principes déontologiques de ces mêmes professionnels (secret et indépendance notamment). Professionnels du droit comme Legaltechs, nous devons avoir un seul et même objectif : comprendre et répondre au besoin du client.
« Les Legaltechs ont été perçues à leurs apparitions comment étant une menace pouvant détruire des professions juridiques » – Bertrand Cassar
Bertrand Cassar : Les Legaltechs ont été perçues à leurs apparitions comment étant une menace pouvant détruire des professions juridiques. Depuis, les diverses professions juridiques ont appris à bénéficier des nouveautés apportées par ces jeunes pousses, et ces dernières tendent à marcher de concert avec le monde juridique. Il existe à mon sens toujours une sensation de menace, mais la tendance semble être en faveur d’une réelle opportunité pour chaque professions du monde du droit afin de découvrir de nouveaux marchés et changer leurs méthodes de travail. La loi Macron permet en outre de favoriser l’interprofessionnalité, ce qui est également un véritable facteur d’innovation.
C’est « la » question que tout le monde se pose, et sur laquelle tout le monde débat : peut-on réellement parler d’ubérisation du droit ?
Bertrand Cassar : Dans un sens oui, mais en précisant que l’on peut parler de l’ubérisation des méthodes du droit. La Legaltech apporte une plus grande efficience dans le travail par le biais de nouvelle technologies. La Legaltech n’est pas là pour pratiquer le droit (en finalité), mais pour apporter des outils permettant d’améliorer la pratique du droit (un moyen).
Stéphane Larrière : Au lieu d’uberisation, les professionnels du droit doivent s’interroger sur la part de ce qu’ils délégueront aux logiciels, à la machine ou à d’autres entreprises par une externalisation vers des legaltech et la part qu’ils réaliseront par eux-mêmes par souhait ou parce que la complexité de la tâche (par exemple de conseil ou de plaidoirie) n’en permet pas un pilotage assisté par la machine ou un traitement digital. Ce partage bouscule les cadres et impose de repenser les relations interprofessionnelles, les relations de collaborations, voire de repenser la gestion des savoirs.
C’est un défi : avec le développement des technologies, le besoin de droit et de juristes très compétents, efficaces, est immense. Ils seront décisifs au questionnement des informations, pour plus de fiabilité et plus de confiance, deux éléments clés dans un monde confronté à de profondes mutations qui bouleversent les cadres, questionnent les schémas existant, et interrogent les organisations.
Eve d’Onorio di Meo : Non, l’ubérisation consiste à utiliser des services permettant de se mettre en contact direct, de manière quasi-instantanée, grâce à l’utilisation des nouvelles technologies en s’inscrivant dans le cadre de l’économie collaborative faisant intervenir des non professionnels collaborant entre eux. Le terme de disruption est plus adapté avec des legaltechs qui abordent le marché du droit par le bas pour combler un manque et viennent bousculer ce marché tout entier et la profession d’avocat. Par exemple, il n’est pas question de remplacer les avocats par des non professionnels ou des robots, mais ces nouveaux acteurs viennent simplement propager du droit en diffusant de l’information juridique qualifiée et en donnant la possibilité à certains d’avoir accès au droit à moindre coût avec un modèle de courrier ou un guide pour mener une procédure sans représentation d’avocat obligatoire. Il est faux de penser que l’avènement des legaltechs puisse ternir l’image des professionnels du droit, car au contraire elle modernise et désacralise bien souvent l’accès à ces derniers qui est rendu plus simple.
Quelles sont, selon vous, les futures « disruptions », les nouvelles technologies dans lesquelles les legaltechs et les professions juridiques vont devoir investir ?
Eve Onorio di Meo : Incontestablement, les vraies disruptions à venir sont l’intelligence artificielle et la BlockChain qui vont permettre une maitrise et une utilisation des données très poussée. La vraie révolution du marché du droit, ce sera celle-ci. Les risques de suppression nette d’emplois dans le secteur juridique seront inéluctables sur les tâches simples et découpables qui deviendront totalement automatisées. Ainsi, les « paralegals » et les documentalistes juridiques devront apprendre à travailler avec l’IA (et non à côté d’elle), autrement dit à l’utiliser et l’améliorer. Quant aux avocats ou aux notaires, ils seront également challengés par l’IA car ils devront monter en compétence et mettre au service de l’IA leur valeur ajoutée.
« L’intelligence artificielle ne remplacera pas l’humain et les juges » – Eve Onorio di Meo
Un risque pèse cependant sur la justice dite prédictive qui pourrait entraîner de sérieux risques de conformisme des juges ou des analystes de risques en assurance à ce qui a déjà été jugé, mais là encore l’IA ne remplacera pas l’humain et les juges. S’ils gagneront en rapidité d’analyse de la problématique juridique, ils pourront mettre en avant leur valeur ajoutée.
François-Xavier Cao : Le plus important pour les praticiens est de développer l’interactivité avec le client dans leurs relations avec celui-ci. Je pense qu’il devient incontournable de s’intéresser aux solutions novatrices permettant de faciliter l’accès aux conseils du praticiens à n’importe quel moment. Il ne s’agit pas d’entremise, mais bien du fait de cultiver une expérience client idéale, à l’instar de ce qui se fait en développement web avec l’UX.
Stéphane Larrière : On pourrait d’ores et déjà citer les chatbots qui pourraient modifier la relation client et la perception d’une expertise parfois encore perçue comme « perchée ». La blockchain évidement, pourrait au-delà des transactions financières s’imposer dans la sécurisation de certains actes juridiques à fort coefficient de risques. Et, bien sûr, l’intelligence artificielle, qui, quel que soit son degré de développement, fort ou faible, va trouver au-delà de l’assistance à la décision, des applications que nous ne sommes pas en mesure d’imaginer encore aujourd’hui. Au-delà de ces concepts ou de ces produits, je crois dans la démarche innovante, qui consiste aussi à s’inspirer de ce qui est fait dans d’autres métiers par d’autres professionnels et qui pourrait être avantageusement répliqué au domaine du droit. Tous les champs méritent d’être explorés …
Comment imaginez-vous l’environnement juridique des 10 prochaines années ?
Antoine Gravereaux : J’imagine que de nombreuses activités traditionnelles du droit auront disparues ou fortement évoluées. Cette transformation a déjà commencé chez les tiers de confiance avec le développement de la blockchain. L’accès aux données, facilité par des solutions permettant le traitement de manière intelligible des informations, va se poursuivre avec le développement parallèle d’expertises toujours plus poussées pour répondre aux sollicitations des clients.
Concernant l’activité quotidienne du « juriste », je vois de très fortes mutations liées au développement d’activités mêlant le juridique à d’autres disciplines (IT, achat, conformité, projet, etc.). Sans doute, l’avenir du juriste va résider dans sa capacité à s’adapter en multipliant ses compétences et en nouant des partenariats, comme le cabinet Staub & Associés l’a fait avec Aspera sur la gestion des licences logiciels, pour adresser certaines problématiques globalement. Nous verrons sans doute une multiplication de juristes « multi-casquettes » capable de formuler des préconisations juridiques à partir de données issues des legaltechs.
« Les legaltechs vont servir à une standardisation des prestations usuelles, et ce n’est pas forcément un mal car cela apportera une certaine sécurité juridique au client. » – François-Xavier CAO
François-Xavier Cao : Je pense qu’il y aura un rapprochement de certaines professions juridiques, lesquelles auront développé une interopérabilité importante dans le but d’améliorer le service client. Ce décloisonnement des ordres professionnels est nécessaire pour faire face à la capacité des legaltechs à traiter rapidement de nombreuses problématiques diverses sans que cela ne soit chronophage. Le client ne voudra certainement plus qu’un seul interlocuteur pour une solution juridique tout en un. D’où l’importance d’accentuer la création d’une confiance importante avec le client. Les legaltechs vont servir à une standardisation des prestations usuelles, et ce n’est pas forcément un mal car cela apportera une certaine sécurité juridique au client. Les praticiens représenteront la finesse du savoir faire juridique, à laquelle il ne sera fait recours que dans les cas nécessitant de déroger à l’orthodoxie des prestations automatisées ou outillées par les legaltechs. La tarification des prestations va nécessairement évoluer, il n’y aura plus d’entre deux : soit s’il s’agira de prestations onéreuses (car non usuelles) soit de prestations low cost (car récurrentes).
Stéphane Larrière : J’ai pour habitude de répondre à cette question en parlant du juriste « augmenté » par la technologie. C’est en réalité une pirouette bien pratique. En effet, compte tenu de la période d’innovation très forte dans laquelle nous sommes rentrés, cet exercice relève plus de la science-fiction que de la prospective. Mais j’ai acquis la conviction que le juriste, doté de toutes ces technologies pour l’aider à appréhender les situations, à les contextualiser, à les qualifier pour mieux les comprendre va en revenir au cœur de ce qui fait son métier : aider à la prise de décision en dehors du champ numérique avec le souci de la personne… les yeux dans les yeux en quelque sorte… fussent-ils inter-médiés par un FaceTime.
Eve d’Onorio di Meo : J’ai une vision très optimiste du marché du droit dans les prochaines années car je crois que cette révolution numérique va bénéficier à tout le monde, tant aux clients qu’aux professionnels du droit. L’essence même d’une révolution c’est de tendre vers le progrès et en matière de droit de permettre aux justiciables d’avoir un accès facilité à la justice et au droit. Mais pour les professionnels du droit, cela aussi aura un effet bénéfique car plus on diffuse de droit et plus on crée un besoin de droit qui va profiter à tout l’écosystème juridique. L’avocat ne sera jamais sans robe, sans juge et sans tribunal. Bien au contraire, l’avocat va devenir un professionnel augmenté en synchronisation avec les nouvelles technologies, les besoins du client, sa déontologie et ses compétences sur un nouveau territoire, le territoire numérique.
Enfin, j’imagine aussi des professionnels du droit entrepreneurs engagés, inspirants, collaborateurs ou créateurs de Legaltech résolument tournés vers les besoins du client. Pour ce faire, il faut aussi que l’environnement législatif soit plus favorable à une « émancipation » du professionnel du droit pour permettre à ce dernier d’avoir les mêmes armes économiques qu’une Legaltech.