À l’ère du numérique, l’utilisation du papier lors des votes un peu partout dans le monde paraît absurde. Au même titre que le Bitcoin promet de retirer la monnaie du système financier, la technologie de la blockchain parviendra-t-elle à moderniser le processus démocratique ? La blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée et fonctionnant sans organe central de contrôle. Au-delà du simple vote, il est important de comprendre les enjeux de la blockchain pour nos nouvelles sociétés. Dominique Boullier, Virgile Deville et Olivier Auber ont accepté de répondre aux questions de Wydden Magazine. Entre phénomènes numériques, sociétaux et techniques, quelle est la place réelle de la blockchain dans la future démocratie ?
Chercheur indépendant sur les notions de réseaux et de P2P à l’université Libre de Bruxelles et au Global Brain Institut.
@OlivierAuber
Professeur des universités en sociologie EPFL Lausanne. Auteur de « Sociologie du Numérique », paru en 2016.
@DominiqueBoullier
Entrepreneur passioné de blockchain. Il est le fondateur de DemocracyOS France et de opensourcepolitics.
@VirgileDeville
Wydden Magazine : Selon le baromètre de la confiance en politique du Centre de recherches politiques de Sciences Po, 89% des français estiment que les politiques « ne se préoccupent pas de ce que pensent les gens comme nous ». Sommes-nous réellement en crise de démocratie ?
Dominique Boullier : Assurément. En France spécialement, je pense que nous sommes face à une crise de régime, au sens où le format même de la république génère une désillusion systématique, un sentiment renforcé par le rejet permanent des élus sortants avec des méthodes parfois très limites. On a systématiquement l’impression que les formats de la démocratie ne parviennent pas à restituer le pouvoir qui se situe aujourd’hui dans les mains de la finance et notamment des grandes entreprises du numérique qui interviennent au niveau global. Ulrich Beck parlait de « sup-politique », c’est-à-dire les endroits où les vraies décisions se prennent : les « desks » des traders, les boards des entreprises numériques et même les laboratoires.
Virgile Deville : Les chiffres ne mentent pas. Il y a un ras-le-bol complet. Mais cela se traduit aussi bien par la baisse du nombre d’adhérents dans les partis politiques, que par la perception de la corruption. Si la majorité des Français pensent que les politiques sont corrompus, ce n’est pas anodin. Aujourd’hui, l’Assemblée nationale ne représente plus le peuple et elle peut être outrepassée, comme on l’a vu avec l’utilisation de l’article 49.3 de la Constitution au cours du dernier quinquennat.
Olivier Auber : Je tente de prendre du recul par rapport à cela, mais plutôt que la remise en cause de la démocratie, je pense que le terrain où se joue la compétition aujourd’hui est celui de la légitimité. Toute la sphère politique est en perte de légitimité face à des acteurs nouveaux, notamment dans le numérique, qui ne sont ni des États, ni des partis, mais qui ont des traits communs avec eux en termes de réseaux. C’est ce que j’essaie de théoriser dans mon travail de recherche.
W : Quel rôle les GAFA jouent-ils dans cette crise de démocratie ?
VD : Ces entreprises ont le pouvoir d’information et l’audience. Il n’y a qu’à voir comment les élections américaines se sont jouées. Ce qu’il faut comprendre c’est que si l’algorithme de Facebook était pro citoyen, pro démocratique, nos démocraties s’en porteraient probablement mieux. Aujourd’hui, c’est hyper intéressant d’analyser la réaction de la Silicon Valley en globalité face à Trump. La vision de ces entreprises technologiques est très puissante, donc à voir si la Silicon Valley va oser se confronter au président élu.
OA : Les GAFA ont montré la puissance de leur modèle centralisé pour la gestion de l’information et de l‘interconnexion globale. C’est un modèle qui déstabilise les acteurs traditionnels. Beaucoup rêvent de casser l’hégémonie de Google ou Facebook. Il n’y a qu’à voir le projet de Cloud Souverain lancé par l’État français qui reposait sur la construction d’un grand centre d’hébergement de données comme ceux d’Amazon Web Services, mais financé par du public. On tente de financer aussi des moteurs de recherche pour faire plus éthique que Google. Je pense qu’il s’agit de fausses pistes. Tant que ces projets reposeront sur un modèle centralisé, ils ne se démarqueront pas des plateformes des GAFA. La seule solution est d’aller plus loin en mettant en place des modèles distribués au collectif.
DB : Oui, le problème c’est qu’ils jouent un rôle à trois niveaux. Au niveau financier et économique, car ils sont des forces d’attraction phénoménales pour les investisseurs, parce qu’ils garantissent une fluidité maximale. Ils ont une agilité que les marchés financiers recherchent et toutes les autres entreprises tentent de calquer ce modèle avec une politique de désindustrialisation massive. Leur puissance de frappe est impressionnante, ils achètent ce qu’ils veulent quand ils le veulent, on a pu le voir avec le rachat d’Instagram par Facebook. Je rajouterais d’ailleurs Microsoft dans les GAFA car, avec le rachat de Linkedin, il se positionne aussi en plateforme qui concentre des offres et des demandes et qui est capable de profiter d’un réseau très ciblé. Le deuxième niveau d’intervention c’est la diffusion d’une certaine structure cognitive qui influe sur les modes de pensée. Quelles sont les connaissances reconnues? Leur hiérarchie ? Et Google est au coeur de ça avec le moteur de recherche. J’appelle ça un moteur de réponse d’ailleurs, parce que l’on fait en sorte que vous n’alliez pas voir ailleurs. La position zéro c’est ce que Google vous donne comme réponse avant que vous ne descendiez en-dessous des cinq premiers résultats. C’est un enjeu démocratique essentiel, c’est-à-dire que la hiérarchie des savoirs n’est plus mise en avant par les médiateurs classiques qu’étaient les médias et les universitaires, mais par une méta autorité fondée sur des algorithmes opaques qui simulent de l’objectivité. Le troisième niveau concerne les technologies qu’ils ont mises en place. Toutes ces technologies bénéficient de la vitesse y compris au détriment de la sécurité du réseau. Il faut que cela aille vite, donc on est tombé dans un état d’alerte permanent qui empêche la réflexion et la prise de recul. Si l’on ne peut pas classer Twitter dans les GAFA à cause de sa santé financière, il est symptomatique de cette vision avec un pouvoir de propagation d’une vitesse délirante. La réflexivité, donc la réflexion et non la réactivité, nécessaire à la démocratie, a totalement disparu, ce qui aboutit à ce président qui gouverne la première puissance économique mondiale sur Twitter.
W : Des outils allant dans le sens d’un renouveau de la démocratie ont fait leur apparition, notamment les pétitions online. Peuvent-elles être un contre poids?
VD : Les pétitions en ligne sont devenues un vrai levier d’action pour la société civile, elles s’institutionnalisent puisque la Maison blanche aux États-Unis et le parlement en Grande-Bretagne disposent tous deux de leur propre plateforme de pétitions en ligne. Le gros des pétitions se fait cependant sur des plateformes comme change.org par exemple qui arrivent à fédérer de grosses communautés. La vraie force des pétitions en ligne, c’est qu’il devient difficile aujourd’hui pour des décideurs d’être face à une pétition de 300 000 personnes et de faire comme si cela n’existait pas. Puis, quand la dynamique du web se transforme en physique comme on a pu le voir en Espagne, cela permet de créer de véritables contrepoids politiques. Créer ces espaces de contrepouvoirs, c’est ce que les civic tech essayent de faire pour aider à ce que les citoyens aient leur place à la table des décisions qui les concernent.
DB : Il y a trois types de répertoires d’action pour les mouvements sociaux selon Michel Offerlé. Le premier c’est le nombre. Même indépendamment du numérique, il faut faire nombre, c’est d’ailleurs pour cela que l’on fait des manifestations. Aujourd’hui le nombre c’est la pétition en ligne. Avec tous les problèmes que cela engendre de comptabilité, de fiabilité et de saturation. On a commencé avec des manifestations dans les rues, puis des manifestations pour la télévision avec de grands ballons. Désormais l’objectif c’est la propagation sur les réseaux sociaux pour toucher le maximum de personnes. Le deuxième répertoire d’action c’est l’expertise. Un mouvement contestataire doit être capable de manifester une contre-expertise, par exemple démonter des argumentaires très techniques. Greenpeace s’est fait connaître comme cela. Ils n’étaient pas nombreux mais pouvaient produire des dossiers complets très techniques rapidement. Aujourd’hui, le numérique amplifie cette expertise car les réseaux permettent de trouver facilement des experts qui viendront renforcer des mouvements. Le troisième répertoire d’action c’est le scandale. Et c’est sur ce point que le numérique est un levier incroyable. La réactivité, l’immédiateté et la propagation des réseaux sociaux servent avant tout le répertoire du scandale. Tout sort, on révèle tout, c’est un avantage, mais il existe aussi la possibilité de propager des informations erronées. La culture du scandale est devenue presque addictive et elle en devient parfois contreproductive en matière de démocratie.
OA : A mon avis, les pétitions online sont un épiphénomène. Ce sont des systèmes centralisés qui n’ont aucune légitimité, aucune représentativité. Ils donnent corps à des mouvements de foule incontrôlés et incontrôlables. Face aux gouvernements, elles peuvent jouer un rôle de poil à gratter mais il ne faut pas attendre d’elles qu’elles jouent un rôle décisif.
VD : C’est vrai… dans les faits, pour transformer la politique, il y a trois étapes à respecter. 1) Tout d’abord il faut rendre plus transparents nos systèmes politiques dont le fonctionnement est encore trop opaque, d’où l’importance des mouvements open data qui militent pour une ouverture toujours plus importante des jeux de données des institutions publiques. 2) L’étape suivante se situe dans un cadre beaucoup plus collaboratif où le citoyen est invité à participer et où on lui garantit que ses contributions seront prises en compte et débattues par les représentants. 3) Enfin, pour la dernière étape on serait carrément dans la coproduction de la politique et de l’action publique. Les institutions sont surtout là pour faciliter la co-construction des citoyens, un peu comme on a pu le voir en Islande où une poignée de citoyens a rédigé pendant plusieurs mois une nouvelle constitution avec l’aide de plusieurs autres milliers qui se connectaient sur internet.
W : Qu’attendent nos nouvelles sociétés de la démocratie ?
DB : Le point essentiel pour comprendre les attentes en matière de démocratie, c’est l’augmentation du niveau d’instruction des peuples. Alors que le modèle de démocratie dont on dispose en occident est un modèle qui en réalité maintient une forme d’oligarchie. On ne donne pas vraiment la parole, on ne fait pas vraiment participer. Le niveau de savoir a considérablement augmenté et la capacité des individus à produire du contenu aussi avec le numérique. Dès lors, un système ancien de démocratie, fondé sur un vote tous les cinq ans et qui n’implique pas le citoyen après, ne fonctionne plus. Cela se traduit par des mouvements locaux contre une déchetterie ou des pétitions en ligne mais ce ne sont que des soupapes pour soulager le peuple. En réalité, l’intelligence collective est gaspillée notamment parce que l’on maintient toujours les mêmes au pouvoir. Cela crée un triple sentiment, le premier c’est que les décisionnaires ne font rien pour trouver des solutions aux vrais problèmes. Le deuxième, c’est que cette caste s’enrichit sur le dos du peuple, le « tous pourris » marche très bien. Et enfin, le troisième sentiment c’est de ne pas être écouté. Le peuple a des choses à dire et on ne lui demande pas son avis.
VD : Exactement. Quand Axelle Lemaire a lancé la consultation pour écrire le texte de la nouvelle loi sur le numérique, les 20 000 participations ont montré tout le chemin qu’il restait à parcourir. Même s’il s’agit là d’une des expériences les plus réussies en termes de co-construction législative, cela reste assez peu au regard du nombre colossal de personnes que cela pourrait intéresser. Les peuples désirent prendre part aux décisions qui les concernent, sans devoir obligatoirement aller voter. On le voit tous les jours avec DemocracyOS, il y a une vraie demande de la part des administrés mais aussi des administrateurs. Avec Open Source Politics, on accompagne les villes et les institutions dans la transformation de leur rapport aux citoyens en leur apportant des solutions numériques open source pour mettre en place des consultations publiques, des budgets participatifs et des appels à projets. Ce sont des choses que l’on teste depuis un moment à Nanterre et l’idée est de créer une démocratie locale en quelques clics en offrant les informations nécessaires aux participants du débat.
OA : Une chose est sûre, nos sociétés sont en train de se faire à l’idée que de nouvelles solutions viendront des réseaux. On invente tous les jours de nouveaux dispositifs d’interaction collective. Le problème est d’y voir clair dans toute cette efflorescence. L’idée est que les réseaux fonctionnant selon des architectures centralisées ou distribuées , sont des constructions « en perspective ». Ils trouvent comme « point de fuite », dans le premier cas, un centre physique, un serveur par exemple. Dans le deuxième, un « code » : celui sous couvert duquel les agents échangent, c’est leur signe de reconnaissance en quelque sorte. Ces réseaux ressemblent très fortement à l’idée que l’on peut se faire de la « démocratie » et donc de la société.
W : Justement, par rapport à ces attentes, la Blockchain peut-elle réellement révolutionner la politique ?
VD : Cette technologie est par définition impossible à hacker si elle dispose du réseau mineur suffisant comme Bitcoin et elle permet de créer des registres de données infalsifiables. En politique ce sont deux notions fondamentales. Le protocole décentralisé de la blockchain permet aussi de donner confiance. Par exemple, tout ce qui concerne les comptes de campagne pourrait être tracé et vérifié par une multitude de personnes. On ne devrait plus attendre la fin du processus pour avoir la validation de la Cour des comptes par exemple.
DB : culturellement, il y a une chose très importante à prendre en compte et à rappeler. La blockchain est un système de défiance. Et ce n’est pas facile de monter un système politique ou social sur de la défiance. Généralement, l’individu préfère faire confiance, quitte à réviser cette position s’il est déçu; or la blockchain prend le parti inverse : « tous les systèmes d’échange d’informations, tous les tiers de confiance vous trompent ». Il faudrait inventer le concept de « tiers de défiance » pour parler de la blockchain. Dire que cela va résoudre les problèmes de la démocratie est faux. Avec beaucoup de cynisme, Thomas Jefferson disait que la démocratie était fondée non pas sur la confiance mais sur la jalousie. En revanche, la blockchain va permettre d’inscrire techniquement cette défiance. Si l’on admet cette défiance en démocratie, alors la blockchain a un intérêt. On a, tous, une tendance à être corrompu d’après Aristote donc si l’on accepte cela, alors la blockchain peut permettre de conserver un niveau de défiance acceptable et constant.
OA : Pour aller plus loin, je pense qu’il est possible aujourd’hui ce créer un réseau « légitime » avec la blockchain, mais il y aurait trois critères essentiels à respecter. Le premier, le critère A, est que tout agent A ait un droit réel d’accès au réseau et inversement qu’il puisse le quitter librement. Le deuxième, le critère AB, est que tout agent B soit traité comme l’agent A. Par exemple, sur Facebook, Mark Zuckerberg n’est pas traité comme tout le monde. Dans la Bitcoin, les premiers entrants ne sont pas traités comme les derniers. Ces deux modèles posent donc un problème de légitimité. Enfin, le troisième critère ABC est que tous les agents présents sur un réseau qui répondrait aux deux premiers critères, puissent échanger et se reconnaître comme pairs. Par exemple, on imagine bien qu’une blockchain puisse répondre aux critères A et AB. Mais la blockchain seule ne peut pas garantir que le critère ABC soit rempli. Il faut sans doute quelque chose en plus, quelque chose de non technique qui mettrait tous les agents sur un pied d’égalité.
W : La blockchain est souvent rattachée à la notion de transparence, d’où vient ce besoin de transparence dans nos sociétés actuelles ?
VD : La blockchain, en plus d’être incorruptible, représente surtout la décentralisation et donc la désintermédiation. Le mouvement des civic tech commence à être mature. Il a permis l’éclosion d’un grand nombre d’initiatives et de mouvements horizontaux, avec certains acteurs, comme Democracy Earth. Il reste très actif sur le sujet blockchain et démocratie. On questionne les architectures informatiques centralisées qu’utilisent la plupart des applications qui existent aujourd’hui. Elles sont finalement plus opaques et centralisées que nos institutions actuelles. Une métaphore que j’aime bien utiliser pour illustrer le problème est la suivante : les administrateurs de nos outils de gouvernance numérique sont les souverains de nos démocraties connectées. Aujourd’hui on donne tous les pouvoirs à l’administrateur système, il décide quand l’application est active et a un contrôle absolu de suppression, modification, création sur les données qui s’y trouvent alors qu’il ne veut probablement pas de ces responsabilités. La collecte de données utilisateurs, toujours plus massive et envahissante et le traitement de plus en plus sophistiqué qui en résulte, notamment l’intelligence artificielle, nous mènent petit à petit vers ce que certains appellent « la tyrannie de la transparence ». Nous nous sommes habitués à un internet et un web centralisés, simples d’utilisation et gratuits et ce au prix de nos données personnelles. La transparence doit servir une meilleure répartition de ces responsabilités.
DB : Oui, mais il y a un élément qui est propre au système médiatique nouveau dans lequel on se trouve. On jouit du thriller que peut devenir la mise en cause de quelqu’un. Du très noble lanceur d’alerte, à la presse people scandaleuse, ce jeu des révélations génère un phénomène d’excitation et d’attention qui n’a pas de but, si ce n’est celui de voir quelqu’un se dépatouiller en public. C’est pour cela que Fillon n’a pas tort quand il utilise le terme de chasse à l’homme, même si les médias ne sont pas responsables de ses casseroles. Soit la transparence est utilisée pour générer du scandale, soit elle est un indicateur d’une défiance généralisée. Les gens voient que les élus sont toujours identiques, que leur vote ne sert à rien, donc le peuple se méfie et exige la transparence pour défier. Mais que l’on ne se trompe pas, la blockchain et les algorithmes sont devenus tellement compliqués que seule une certaine population peut y avoir accès.
OA : Il ne faut pas que la technologie rende plus opaque le processus. Une initiative comme tosdr.org qui offre une visualisation claire des Terms Of Services, par exemple, est un pas en ce sens. L’idée sous-jacente de la transparence c’est encore la course à la légitimité. C’est une manière de dire « regardez, je n’ai rien à me reprocher » mais cela ne suffit pas. Je pense que les notions de liberté, égalité, fraternité et même de transparence doivent trouver une réalité dans les réseaux. Pour cela, elles doivent être exprimées en termes de réseau. Cela éviterait d’utiliser ces idées de manière floue et souvent creuse. En effet, on entend souvent que les réseaux sont libres, sont transparents, sont open, mais que cela signifie-t-il ? Il faut creuser, le diable se cache dans les détails.
W : Sommes-nous outillés pour vivre dans un monde transparent, où le mensonge, la tromperie seraient éradiqués ?
OA : Je crois que l’on est en train de se roder et on se prépare à vivre dans un monde comme celui-ci. À nos dépens, en faisant plein d’erreurs, en explorant des voies de garage, en créant des bulles les unes après les autres. Nous sommes dans une logique essai/erreur et il y a beaucoup de casse. Si nous réussissions à conceptualiser suffisamment les choses, nous pourrions éviter quelques dégâts.
VD : Je crois que face à l’impuissance des États-nations à réguler l’emprise qu’ont les géants du web sur notre vie numérique, c’est aux citoyens de se doter des moyens de protéger leur vie privée. Le sujet a d’ailleurs fait son chemin dans l’opinion publique et nombre de services beaucoup moins intrusifs ont vu le jour tels que Protonmail, Qwant ou Cozy Cloud, dont la mission affichée est de vous aider à « reprendre le contrôle de vos données personnelles ». Le citoyen du XXIe siècle doit plus que jamais comprendre que les modes de communication cryptée et la décentralisation sont les seules garanties d’un internet libre et citoyen.
DB : Clairement, la transparence est inégalement distribuée, certaines personnes sauront tout sur vous et vous ne saurez rien sur elles. De fait, ceux qui sont capables d’accéder à la blockchain et qui sont capables de mobiliser les ressources de calcul pour participer à ce type de processus, seront les bénéficiaires du système. Il est toujours possible de construire des systèmes qui seront à la fois opaques mais dont les transactions seront accessibles par le plus grand nombre. Il faut faire attention à ne pas croire au remède universel. La blockchain ne révolutionne pas les arènes de débat et ne change pas les participants au débat. Si on prend l’exemple de l’automobile, à la base, il n’y a rien de complexe, pourtant la dynamique industrielle a transformé nos villes, nos infrastructures, nos réglementations et détruit le climat. Le système technique a des conséquences au-delà de lui-même et il faut pouvoir toujours prévoir le pire, être dans la défiance là aussi.
W : Un question de prospective pour finir : À quoi ressemblera la présidentielle de 2047?
DB : Je ne souhaite qu’une chose, c’est qu’il n’y ait plus d’élection présidentielle. C’est d’une vétusté totale et je souhaite leur disparition, au profit d’autres systèmes comme le tirage au sort ! L’équivalent démocratique de la blockchain en technologie, c’est un système de défiance aussi, le tirage au sort. On sait que tout élu aura tendance à s’accaparer le pouvoir, à être corrompu, donc autant le tirer au sort et on accompagne cela d’autres principes démocratiques de contrôle. Selon les problèmes, on constitue des assemblées ad hoc qui prennent 2-3 ans s’il le faut pour apporter des réponses concrètes et ce sont elles qui engagent les parties prenantes, qui utilisent les experts, etc… mais tant que l‘on sera dans cette politique à haute fréquence, rien de bon ne sortira. Je pense qu’il va falloir passer par une grosse crise démocratique, peut être même violente, avant d’en revenir à des solutions raisonnables. La blockchain aura son rôle à jouer de maillon de défiance.
OA : Je rejoins Dominique sur ce point. Cela n’existera plus, je pense que la notion de dirigeant est amenée à totalement disparaitre. Nos sociétés ne sont plus des hordes de primates ou des meutes de loups qui ne peuvent fonctionner sans mâle dominant. Le plus dur reste à faire car il faut trouver des alternatives légitimes. Ces solutions ne viendront pas seulement du côté technique, cela viendra aussi d’une prise de conscience collective. Il faut que les individus se rendent compte des nouvelles perspectives ouvertes par les réseaux et se sentent fondés dans leur capacité à en évaluer la légitimité.
VD : Pour ma part, je pense que le système actuel connaît une crise profonde, le déroulement des élections a été bouleversé en quelques années. Après avoir traversé une phase d’hyper rationalisation marquée par l’arrivée du big data dans les campagnes électorales avec des logiciels comme Nation Builder, l’heure est à l’imprévisible. Les surprises se succèdent et un outsider à peine pris au sérieux il y a quelques mois est maintenant à la tête de la première puissance mondiale. Au sein de Democracy Earth on décrit ce phénomène par les termes « Global Politics and Cyber War », l’affaire des emails qui est venue plomber la campagne d’Hillary Clinton en est un bon exemple. Alors que le financement des campagnes politiques en Bitcoin devient possible, l’ingérence d’acteurs externes devient possible et peut parfois se révéler décisive. Face à des problèmes comme le climat ou les migrations massives, les États-nations paraissent bien impuissants. Pour moi c’est un problème de mauvais échelon de gouvernance. Il est temps d’imaginer et de co-construire une alternative décentralisée à l’échelle d’internet, à l’échelle des villes et des territoires. De nouveaux modèles de représentation plus dynamiques émanant du bas vers le haut sont aussi à inventer, c’est ce que propose par exemple la démocratie liquide, un modèle hybride entre démocratie directe et représentative qui à mon avis a toutes ses chances aujourd’hui.
• Tous propos recueillis par KB.