L’injonction au bonheur est partout. Sur les réseaux sociaux, dans les rayons des librairies, dans nos activités sportives, dans notre intimité, dans notre vie professionnelle, le « bonheurisme » s’impose comme la nouvelle norme. Pour le meilleur ou pour le pire? Julia de Funès est philosophe d’entreprise, auteure et conférencière. Elle a fait des absurdités en entreprise son cheval de bataille. Nous l’avons rencontrée pour tenter de comprendre si le bonheur en entreprise était un leurre.
Comment devient-on philosophe d’entreprise?
J’ai un parcours philosophique universitaire traditionnel mais je souhaitais travailler en entreprise. C’est pourquoi j’ai bifurqué pour faire des ressources humaines. J’ai d’abord travaillé 6 ans en cabinet de recrutement, c’était une première immersion en entreprise très intéressante mais la philosophie me manquait terriblement. Je trouvais que mon activité manquait de réflexion. J’étais jeune, j’avais 25 ans et j’exécutais bêtement les ordres qu’on me demandait. J’ai petit à petit perdu le sens de mon travail. En parallèle, je voyais à la télé un programme court qui s’appelle D’art D’art, qui existe toujours et qui permettait de comprendre une oeuvre d’art en deux minutes. C’était il y a plus de 10 ans et la philosophie était encore plus qu’aujourd’hui, élitiste et absconse, or j’avais la volonté qu’elle parle à tout le monde. Avec Frédéric Lopez, nous avons fait le pari de lancer un pilote pour voir si cela pouvait plaire et on a finalement créé le programme qui a été diffusé sur France 5, « Le bonheur selon Julia ». Suite à cela, j’ai écrit un livre et suis passée sur BFM où j’ai été amenée à échanger avec des entreprises qui étaient sur le plateau. Elles m’ont alors demandé d’intervenir pour elles, c’est comme cela que je suis devenue « philosophe en entreprise ». C’est la demande qui a créé l’offre, je n’imaginais même pas que ce « métier » pouvait exister, je n’étais alors même pas convaincue de l’utilité de la philosophie dans les entreprises.
Bon nombre de salariés font des choses pour les faire, alors que ça n’a aucun sens
Votre dernier livre parle d’absurdités en entreprise, quelles sont-elles?
Mon dernier livre sorti en 2017 « Socrate au pays des process » parle de la vie de bureau, de ses absurdités et du non-sens en entreprise. De nombreux process, normes comportementales et poncifs en entreprise engourdissent les intelligences. Ils font perdre du temps aux salariés qui ne se sentent plus acteurs dans leur travail, ce qui engendre une source de mal-être importante. Les procédures sont essentielles mais elles deviennent inefficaces lorsque la priorité leur est donnée au détriment du sens de ce qui est entrepris. Bon nombre de salariés font des choses pour les faire, alors que ça n’a aucun sens. Il y a un grand focus actuellement sur le bien-être et le bonheur en entreprise mais je trouve que la source n’est pas toujours bien identifiée. La source du mal-être s’explique par une passivité et un engourdissement des salariés, qui subissent bien plus qu’ils n’agissent véritablement. C’est pourquoi il est important de miser sur l’autonomie.
Le sens et l’autonomie sont des sujets au coeur de mon livre, « La comédie (in)humaine », coécrit avec l’économiste Nicolas Bouzou, qui est sorti le 5 septembre aux éditions de l’observatoire.
Est-ce que le sens dans l’entreprise est devenu plus important qu’avant? Pourquoi?
Oui, je crois que l’on traverse une crise de sens aujourd’hui pour un ensemble de raisons. Tout d’abord, on n’est plus guidé par des grandes transcendances comme on pouvait l’être précédemment, comme les religions ou les utopies politiques. Le taux d’abstention démontre que l’on a moins confiance dans la politique. La politique et la religion sont devenues des affaires privées et ne constituent plus de grands guides existentiels. Donc finalement, le seul guide c’est l’individu. On est dans un règne que l’on appelle en philosophie l’immanence et toute la responsabilité revient à l’individu. Nous sommes responsables de notre trajectoire, c’est pourquoi le sens devient essentiel pour trouver ses propres repères.
Ces évolutions libèrent des normes et des obligations sociales mais la contrepartie de la liberté est la responsabilité individuelle. Le sens est à trouver par chaque individu.
Une autre grande raison est celle invoquée par Heidegger, qui met en avant un monde de plus en plus technique. Une technique n’est jamais une finalité ou un sens en soi, c’est toujours un moyen. Par exemple, si l’on veut apprendre le piano, on va apprendre le solfège et ce peu importe que l’on veuille jouer du jazz ou du classique. La finalité n’est pas inscrite dans la technique. Le travail devient de plus en plus technique, on perd de vue le sens global de ce que l’on entreprend. Aujourd’hui, sauf quelques secteurs bien à part, comme la santé ou les métiers manuels, on peut facilement perdre la finalité de notre travail. Par exemple, il n’est pas facile de comprendre pourquoi on doit créer des écrans qui ont toujours plus de pixels que le concurrent. La raison n’est pas évidente dans la mesure où cela ne contribue pas à rendre l’Homme plus libre et plus heureux. Je ne dis pas ici que ce type de métiers est inutile mais il n’est pas porteur de sens en soi, comme peut l’être un médecin par exemple. Dans ce contexte d’accélération technologique, trouver du sens à son travail est moins évident qu’avant.
L’individu va chercher à rentrer dans un concept. On appartient maintenant à des images d’individualité
On constate une croissance des singularités et des différents types de vie mais pourtant, et on le voit notamment au travers des réseaux sociaux, il existe beaucoup de codes normés dans les différents groupes.
Oui, on est entré dans une phase de différenciation hypernormée. Les réseaux sociaux sont devenus une vitrine de soi-même où l’on cherche à correspondre à un concept, une idée, une image et cela n’est absolument pas authentique. La période de l’été est à ce titre propice aux clichés des vacances comme celui représentant les joies des vacances en famille. À travers ces représentations, on va chercher à rentrer dans un concept. Si les normes sont moins transcendantes qu’avant, moins politiques et religieuses, elles ne sont pas moins existantes…on appartient maintenant à des images d’individualité.
Cela interroge sur la volonté profonde de la nature humaine à se libérer des normes…
Le mimétisme n’est pas forcément à bannir, l’imitation nous construit aussi. Il faut savoir prendre cette part d’inspiration pour nous construire et exclure celle qui va nous renier nous-mêmes. Le niveau intellectuel et comportemental de certains de nos modèles sociaux fait vraiment froid dans le dos. Il y a des figures plus inspirantes que d’autres et aujourd’hui le niveau est bas.
On retrouve aussi dans le monde de l’entreprise des modèles de référence normés. Par exemple, dans le monde des startups, on retrouve un ensemble de stéréotypes largement propagés.
En entreprise, on retrouve deux grands modèles. Celui des startups où il faut être smart en jean/ baskets et le modèle des grosses boîtes, où la norme est la loi. Mais ce n’est pas parce que la startup est plus cool en apparence qu’elle est moins normée. Le stéréotype du startuper est aussi marqué que celui du cadre dynamique avec codes vestimentaires, novlangue et « happycratie » à foison.
Le bonheur en entreprise est une fiction !
Dans quelle mesure la recherche de sens est-elle le fondement d’une démarche entrepreneuriale?
Dans mon quotidien, je rencontre beaucoup de personnes de 40 ou 50 ans en pleine crise de sens. Ils ont toujours fait ce qu’on leur demandait, les bonnes études, les bons diplômes, les bons jobs… pour finalement se rendre compte que ce n’est pas du tout la vie qu’ils désirent mener. C’est pour cela qu’il faut que l’individu parvienne à se détacher du cadre, de l’image chloroformisée qu’il veut renvoyer de lui-même. Il y a des personnalités qui sont plus axées sur la sécurité, préférant obéir aux normes et conserver ce qu’elles ont, quand bien même cela ne leur convient pas totalement. À l’inverse, les profils plus centrés sur la liberté ne s’accommoderont pas de la sécurité. L’être humain est dans un match permanent entre la sécurité et la liberté. Pour autant, notre personnalité n’est pas si binaire que cela et le curseur bouge au cours de notre vie en fonction de notre âge et des contingences que l’on rencontre.
Dans ce cadre, comment la philosophie apporte-t-elle du sens dans l’entreprise?
La philosophie recherche le sens et le sens vient de la confrontation des points de vue. Sur un même problème, plusieurs perspectives sont possibles, il n’y en aura pas une qui sera plus juste que l’autre. En tant que lecteur, on aura des préférences, mais le principe de la philosophie consiste à cheminer en confrontant les différents points de vue. Cette approche permet de prendre de la distance par rapport aux formations dogmatiques, aux recettes managériales dont on serine les collaborateurs à longueur de semaine, tout en apportant de la culture et de l’esprit critique, via le dialogue que cette discipline suscite. Prenons un exemple. Il y a dans les entreprises actuelles une mode au « bonheurisme ». À tel point que nous voyons émerger des chief happiness officers. Cet emploi ne doit pas leurrer les salariés. La philosophie est là comme garant de l’intelligence, du bon sens et de l’esprit critique. Le CHO est bien évidemment un emploi fictif car le bonheur en entreprise est une fiction ! Si l’on questionne le concept même de bonheur, on réalise que c’est un état éphémère, instable, fluctuant. En outre, il dépend de personnes aimées, il n’est pas en mon seul pouvoir. Par ailleurs, il est indéfinissable, puisque ce qui va me rendre heureuse est différent de ce qui vous rendra heureux. En entreprise, la mode consiste à dire : nous faisons tout pour le bonheur des salariés, ainsi ils seront plus performants. C’est confondre cause et conséquence : c’est parce qu’ils auront eu la possibilité d’être performants qu’ils seront heureux. Le bonheur des uns ne doit pas être instrumentalisé au profit des autres.
Pourtant on voit que de plus en plus d’entreprises codifient le bonheur en entreprise…
Effectivement, c’est une mode pour rendre les gens non pas plus performants mais plus dépendants de l’entreprise. C’est un outil de fidélisation davantage qu’un souci de bien-être. Le bonheur est ici un alibi, une manipulation. Si le management se souciait vraiment du bien-être des individus, on les laisserait plus autonomes et plus libres dans leur environnement de travail. Les entreprises favorables au télétravail procurent une source de bien-être et de liberté très importante. Par exemple, la société québécoise G-soft laisse une totale liberté à ses salariés et mesure la performance uniquement au résultat. Cette pratique engendre une vraie libération pour les salariés, un mieux-être qui se traduisent par une meilleure rentabilité.
L’être humain est dans un match permanent entre la sécurité et la liberté
Dans cette quête de sens et de bonheur, on voit fortement se développer le courant du développement personnel. Qu’est-ce qui le différencie de la philosophie?
La différence est fondamentale. Le développement personnel, comme son nom l’indique, se préoccupe du moi, de la personne, alors que la philosophie a une vue plus vaste. Le « moi » est une question centrale en philosophie mais non suffisante. La philosophie questionne tout ce qui concerne la vie humaine mais aussi la métaphysique. La philosophie englobe et déborde le développement personnel mais il y a également une différence fondamentale de méthode. Le développement personnel prétend apporter des réponses pragmatiques, des recettes pour se sentir mieux. La philosophie n’enferme pas dans une grille de lecture mais au contraire ouvre les fenêtres de l’esprit, en questionnant, en multipliant les points de vue pour aiguiser son intelligence et sa façon de penser. Le développement personnel n’appelle pas à la réflexion, à la pensée critique, au point de vue élargi. La philosophie fait gagner de l’ampleur, à ce que le développement personnel réduit en recettes.
En outre, le développement personnel est truffé de paradoxes, je vous en donne un à titre d’exemple. Un ouvrage propose une recette pour être soi mais cette recette sera la même pour des milliers d’individus. Quand vous lisez en guise de titre « soyez vous-même » ou « les 5 clés pour être enfin soi-même », méfions-nous ! Des milliers de lecteurs sont englobés dans le « vous-même ». Ce sont de belles arnaques intellectuelles.
Enfin, le questionnement philosophique est vieux comme le monde. Il a en gros 2500 ans, là où le développement personnel n’est qu’un nouveau-né pas encore bien fort. La philo, à la différence du développement personnel, n’est pas une mode, elle demeure intemporelle. Pour toutes ces raisons, j’aimerais que l’on ne compare pas l’incomparable. En conclusion, l’urgence est à la philosophie, c’est-à-dire à l’esprit critique, à la pensée structurée et travaillée. Ce n’est plus le savoir qui compte mais la façon de penser. Bien sûr qu’il faut savoir pour bien penser mais la philosophie est comme une gymnastique de l’esprit, une culture psychique !
La philosophie permet de sculpter son esprit, d’aiguiser ses idées, de se créer un esprit percutant et original, ce qui semble de plus en plus essentiel avec l’émergence des nouvelles technologies. Avec la puissance de l’intelligence artificielle, les raisonnements des machines seront beaucoup plus rapides et renseignés que n’importe quel raisonnement d’esprit humain. C’est pourquoi il est fondamental de miser sur les compétences humaines que sont la réflexion et la culture. Il est bien plus tendance et utile d’apprendre la philo que le code informatique que les machines feront mille fois mieux que nous dans quelques temps, si ce n’est déjà maintenant.
Crédit photo Claude Gassian, Flammarion.